Sud et vins de sable

Hôtel de La Ponche, Saint-Tropez

Le Sud l’été. Le soleil abrutissant, le bruissement des cigales, quelques olives, s’endormir sur la chaise longue, quelques olives, lire distraitement, tremper les pieds, quelques olives… et prendre l’apéro. Sans oublier quelques visites de caves. Ce programme exigeant nous a mené dans le mythique Hôtel de La Ponche à Saint-Tropez, pour remonter en ligne droite à Châteauneuf-du-Pape et visiter deux domaines aux vignes sur des terroirs de sable, dont on s’étonne qu’ils restent encore (presque) secrets. 

L’Hôtel de La Ponche, îlot de nostalgie sur Saint-Tropez

L’étonnante gesticulation entourant les yachts immobiles ne résume pas Saint-Tropez. Derrière ce fronton-façade tapageur se devine encore l’âme de la ville de pêcheur lorsque l’on rejoint le vieux quartier aux ruelles encore entrelacées qui nous conduisent innocemment à l’Hôtel de La Ponche, modeste bar de pêcheur transformé à l’après-guerre en maison de refuge des peintres, écrivains et mythes, à commencer par Brigitte Bardot, Juliette Gréco, Boris Vian derrière le zinc, ou encore Françoise Sagan. Le plus secret et mythique hôtel de Saint-Tropez a aujourd’hui 82 ans, et sa propriétaire Simone Duckstein y règne avec tendresse, se refusant à vendre sa « maison », qui combine aujourd’hui habilement, authenticité, luxe, chaleur et simplicité.  En 1938 pourtant, lorsque ses parents achètent La Ponche, les amis se moquent de cet achat ridicule dans le quartier le plus pauvre de Saint-Tropez. Elle nous confie malicieusement que selon de récentes rumeurs, elle aurait accepté de vendre l’Hôtel ! « Mais que me resterait-il si je vendais ? C’est ma maison natale, ici je reçois chez moi et les clients y sont heureux. Il y a un couple de New-Yorkais qui revient depuis plus de 30 ans: ils prennent la même chambre, font le tour de l’Hôtel pour voir si quelque chose a changé; de vrais inspecteurs des travaux finis, mais si attachants ». 

Bar de la Ponche, Saint-Tropez, 1946

Nous restons attablés avec elle à l’écouter nous livrer son Saint-Tropez, ses secrets, en regardant au loin le va-et-vient des touristes sur la Plage de la Ponche. Ses yeux scintillent, tantôt joueurs, vagues, puis à nouveau rieurs, lorsqu’elle partage ses souvenirs d’enfance, alors qu’elle sautait entre les « pointus » qui revenaient de la pêche et éclaboussait leurs filets de coton, ou qu’elle raconte les plus grandes légendes passées entre les murs de sa maison. « Je me souviens de Sartre et de Simone de Beauvoir sur la terrasse de l’Hôtel: elle avec son oeuf sur la tête et lui ses lunettes loupe. On peut dire qu’ils étaient assez exotiques et ne cadraient pas trop avec les autres habitants. Lorsque Vadim est venu tourner « Et Dieu créa la femme », c’était encore une ambiance de province, les hommes pêchaient, les femmes remmaillaient les filets sur le quai de la Pesquière. Puis l’un après l’autre sont venus Pierre Brasseur, Paul Eluard, Françoise Sagan, Juliette Greco, et finalement le Tout-Saint-Germain-des-Prés intellectuel et artistique d’après-guerre qui en a fait rapidement son quartier général estival ». Les murs de sa maison sont aussi le témoin de ses amours, avec une grande collection des peintures de Jacques Cordier, décédé dans un accident de voiture à 37 ans. Aujourd’hui encore, elle veille avec amour à entretenir la diffusion de sa peinture et nous scrute avec approbation lorsque nous relevons la justesse du trait de ses dessins à l’encre de chine. Nous pourrions rester des heures à l’écouter nous égrener au compte-gouttes les anecdotes les plus secrètes, entre Bardot qui faisait de la salle du bar sa loge et se dénudait aux yeux de tous, aux fidélités des clients pour leur chambre plus qu’à leur amour, la numéro 10 pour Pompidou, Louis de Funès la 16, Romy Schneider la 22… « Aller jeune homme, fini de discuter avec moi, il faut courir vous baigner vers le ponton avec les derniers rayons de soleil. Filez, je ne veux vous revoir qu’ensuite ».

 

Le soir au coin du bar, nous plongeons dans les trois livres de Simone Duckstein sur son Saint-Tropez d’hier et d’aujourd’hui. A la lecture de « Hôtel de La Ponche, un autre regard sur Saint-Tropez » ou « De Saint-Tropez, lettre à une amie » (Editions Le Cherche Midi), nous ne pouvons nous empêcher d’être envahis par la nostalgie d’un âge d’or que nous n’avons pas connu. Le lendemain, il nous est difficile de sortir de la chambre, tant ce petit cocon de Saint-Tropez semble nous donner l’illusion qu’il est possible d’échapper au temps. Nous ressentons avec délectation la description de Françoise Sagan : « Je me suis levée de mon lit, j’ai ouvert les volets et la mer et le ciel m’ont jeté au visage le même bleu, le même rose, le même bonheur ».

 

Domaine Féraud & Fils

 Après le calme de la mer, il nous fallait retrouver les galets roulés de Châteauneuf du Pape, mais aussi ses vignes sur sable. De passage, nous nous arrêtons au Domaine Féraud & Fils, alors que cela faisait presque 15 ans que nous n’étions pas retournés dans cette petite cave du centre du village. A l’époque tenue par Eddie, vigneron d’une sympathie à toute épreuve et au regard limpide, nous nous rappelions ses vins au rapport qualité/prix imbattable pour l’appellation, qui représentaient à merveille un certain style, d’une densité phénoménale, que 10 années de cave parvenaient à tempérer pour nous amener vers une sagesse presque inespérée.

Une marionnette mi-soiffard, mi-gnome perchée sur un tonneau à l’entrée de la cave, laisse déjà présager d’une convivialité sans chichi et d’un plaisir de recevoir à la cave. Nous faisons tinter la sonnette. C’est Marie, d’une voix gaillarde, qui lance un « j’arriiive » prometteur à l’accent déjà généreux. Descendant le pas vif, elle rebondit à notre présentation « Ah mais vous êtes venus il y a 15 ans ?! Alors vous ne connaissiez pas encore Yannick, c’est le fils d’Eddie, je vais voir s’il est là » ! Par chance, Yannick n’est pas occupé dans leurs vignes de 5 hectares seulement, lui qui a repris le domaine en 2011 une fois sa licence de chimie et diplôme d’œnologue en poche. 

Regard bleu azur, même franchise et sourire que le père, il nous montre leurs vignes sur la carte de Châteauneuf du Pape, magnifiquement situées à l’est de l’appellation sur des terroirs de safres et des grès sablonneux, sur les lieux-dits « Grand Pierre », « Le Pointu » et les bois du « Rayas ». Depuis qu’il a rejoint Eddie, il a travaillé avec plus de précision la vigne, sans chercher à chambouler les méthodes mais en essayant de révéler au mieux l’élégance de ses Grenache, qu’il vinifie non égrappés et sans levure exogène, en cuves béton puis 18 mois dans des foudres hors d’âge. Nous descendons à la cave, dont le fumet n’a pas changé. Tout semble hors du temps, les cuves fossilisées dans le mur, tout est dans son jus ! On s’imagine à merveille que tout cet écosystème participe allègrement à la patine des vins. Nous goûtons sur fût les 2019 encore bien fougueux, des 2018 d’une fluidité et d’un velouté déconcertant compte tenu du millésime solaire, puis en bouteille les 2017 (aux tannins encore sévères mais prometteurs), 2016 (un toucher de bouche incroyablement soyeux pour un millésime de grande garde) et 2015 (généreux, mais dynamique). Puis Yannick nous sort une cuvée particulière qu’il a décidé de vinifier séparée des autres. Pourquoi, alors que la tradition de Châteauneuf n’est pas tellement au parcellaire? « Lorsque je sens la cuve provenant de cette parcelle, je me dis que je ne peux pas la mélanger au reste, c’est comme ça ». Yannick avait humblement omis de mentionner que les trois parcelles des Raisins Bleus sont enclavées dans les bois de Rayas, le coeur des sables de Châteauneuf du Pape… C’est un vin fougueux, net comme une lame japonaise, mais c’est encore un lion en cage. Attendons, nous serons récompensés. Puis en discutant et en lorgnant sur sa cave personnelle, nous apercevons des vins venus de partout, même quelques Suisses, notamment des Dézaley Grand Cru de Louis Fonjallaz et des Ermitage de M.-T. Chappaz… L’homme est curieux et ne cesse de se questionner, d’avancer lentement mais avec une direction claire, en restant en quête. Sa réputation de talent de l’appellation n’est déjà plus à faire et la Revue des Vins de France ne s’y est pas trompée en lui décernant une étoile méritée. Un domaine encore confidentiel, à la renommée grandissante mais aux quantités limitées.

Yannick Féraud, Domaine Féraud & Fils

 

Mas Saint-Louis


Nous sommes prêts à entamer la remontée vers Genève, mais une rue plus loin, notre regard est accroché par un écriteau indiquant « Mas Saint-Louis ». Tiens, ce nom nous rappelle quelque chose, même si nous n’arrivons pas à mettre le doigt sur le souvenir qui nous y lie. Allons faire un saut. Le vignoble composé majoritairement de Grenache, puis de Syrah et Mourvèdre s’étend au sud de l’appellation proche de Sorgues sur les lieux-dits Crousroute et La Lionne, 30 hectares d’un seul tenant. Accueil millimétré pour la dégustation, sur 3 cuvées différentes, la Grande Réserve, les Arpents des Contrebandiers et la cuvée Tradition. Tout est parfaitement organisé pour déguster l’essentiel des cuvées de 2018 à 2014, que nous nous apprêtons à enchaîner rapidement afin de prendre la route. Mais au premier nez, nous réalisons que nous allons prendre du retard. Quel que soit le millésime ou la cuvée, la finesse des vins est stupéfiante ! Comment est-ce possible que ce domaine soit passé hors de notre radar avant ce jour ? Le coup de massue arrive avec le millésime 2014, sur la « simple » cuvée Tradition. La fraise nous enveloppe dès le premier nez, puis les pétales de rose séchées nous soulèvent. Nous ne sommes plus là. NOUS SOMMES AILLEURS, enfouis dans le sable. Quelle subtilité… La finesse du Grenache associée au millésime frais 2014 délivre un rendu pinotant et infusé, mais avec les traces de garrigue et ses herbes de Provence. La bouche est gracile, fuselée mais racée, et alors que le corps rétrécit et nous laisse craindre une finale étriquée, c’est presque un pied-de-nez pour mieux nous surprendre avec une acidité et fine amertume qui allonge encore ce vin. Quelle claque ! C’est alors que le jeune maître de chai, Matthieu Faurie-Grépon, fait un passage au caveau entre deux travaux, tout content d’observer notre enthousiasme. Il nous explique que Monique Geniest, à la mort de son mari, a pris des décisions judicieuses, en privilégiant en particulier le travail des sols et en s’entourant des services de l’œnologue conseil Serge
Mouriesse et en rajeunissant l’équipe. Elle surveille encore aujourd’hui d’un oeil attentif les travaux, que ce soit à la vigne, vers les cuves ou dans le caveau, du haut de ses 87 ans. 

Au fil de la discussion avec cet étonnant Matthieu Faurie-Grépon, nous comprenons qu’il n’y est pas pour rien dans la poursuite de finesse des vins depuis son arrivée au domaine en 2011. Ses idées sont limpides, il est le reflet d’une jeunesse ancrée, curieuse et confiante qui nous rassure sur la continuité qualitative du domaine. Nous repartons avec les suspensions de la voiture légèrement mises à l’épreuve. De retour, nous furetons sur les forums pour comprendre comment ce domaine a pu nous échapper jusque-là. Nous ne sommes évidemment pas les premiers dénicheurs de talents, le guide Bettane & Dessauve l’avait déjà noté comme révélation en 2015, le qualifiant de future propriété culte de la région…

Pour les personnes qui désespèrent de trouver des pépites sur l’appellation Châteauneuf du Pape à des prix encore abordables, cela existe, mais peut-être plus pour très longtemps, tant la qualité de ces deux domaines va assurément encore prendre l’ascenseur. 

Matthieu-Faurie-Grépon, Maître de chai du Domaine Mas Saint-Louis