Pour l’amour du vin !

Le 15 juin 2019 vers 15 heures, soudain la nuit. Le ciel se déchaîne, sans que l’on réalise d’abord la violence de cette colère, dans notre calme Genève. En quelques minutes, l’orage déverse sa grêle cinglante en giflant tout sur son passage. Tandis que nous nous questionnons sur l’état de nos caves inondées et quelques pertes futiles, certains vignerons ont perdu le fruit de deux années de travail. Nous apprécions le résultat de leur labeur, mais pas toujours la nature héroïque de leur métier. Nous voulons ici partager le ressenti de certains, leur abattement, leur courage et leur confiance en l’avenir, en la nature et leur amour du vin. 

Belle mais cruelle nature 

Quelques heures après l’orage, le ciel est éclatant, le soleil narquois. Nous avons encore en tête les paroles de Damien Mermoud, vigneron de Lully, entendues la veille sur la RTS dans l’épisode 2/4 de la série « Une année à la vigne – Les domaines du possible » de David Rihs: « ce qui serait super au moment de la fleur, c’est d’éviter surtout les coups de grêle. Il n’y a jamais de bon moment pour que la grêle tombe sur les vignes, mais à ce moment, toutes les pousses sont très fragiles, ça veut dire qu’on est vraiment sur des tissus encore vert, il n’y a pas encore de lignification (…) et tous les grêlons qui vont tomber à ce moment-là vont impacter la fleur, les raisins, les feuilles mais aussi les bois. Une grosse grêlée sur le mois de juin, on perd déjà les grappes et probablement la récolte suivante, car tous les bois seront abîmés, les bourgeons de l’année prochaine aussi et on arrivera pas à tailler correctement pour avoir des baguettes ». 

Damien Mermoud © Pierre-Emmanuel Fehr

Ces paroles résonnent comme un oiseau de malheur. Damien fait partie des vignerons touchés, sur la région allant de Bernex à Lully. Certains vignobles sont décimés, alors que d’autres comme Satigny, Dardagny et Russin sont préservés. Tout comme en Savoie et à Crozes-Hermitage. Une bande s’est abattue de manière localisée. Sur la rive gauche, Hermance, Anière, Cologny n’ont pas été épargnés, dont Raphaël Piuz, ce formidable et atypique vigneron du Domaine des Dix Vins à Hermance, qui nous fait part de son ressenti. 

Raphaël Piuz, Domaine des Dix Vins © Frank Mentha

Raphaël Piuz, Domaine des Dix Vins © Frank Mentha

« A 14 ans, j’étais avec mon père à la maison lorsqu’un violent orage de grêle s’est abattu sur la région. Je me rappelle précisément son visage à ce moment-là. Pensif, troublé, fâché, dépité les premiers instants, il se tourna vers moi et me dit avec un sourire – fêtons la vie ce soir, on aura tout le temps de pleurer la vigne chaque jour cette année. A l’époque j’étais au collège et ne mesurais pas l’impact moral, végétal et financier d’un orage de grêle. Ce n’est que quelques années plus tard, quand mon chemin a pris celui des champs et des vignes que j’ai vécu la grêle, physiquement, économiquement et moralement. Quand j’ai repris le domaine, le paternel m’avait dit qu’il ne se passe jamais dix ans sans au moins une année difficile et qu’il fallait apprendre à serrer les dents. Seulement, voilà que les années difficiles font parfois le jeu des séries. Sur ces cinq dernières années, cela fait trois fois que le gel, la grêle ou les deux me privent de 70 à 93% de la récolte. Quand ça arrive, j’aimerais partir loin de la vigne, de la ferme, mais c’est impossible. Ces aléas génèrent systématiquement une surcharge de travail ingrat et l’incapacité de prendre du personnel en plus pour des raisons financières. Lorsqu’il grêle ou gèle, ce n’est pas seulement la récolte que l’on perd, ce sont des milliers d’heures passées à soigner la vigne, la guider dans les fils, lui donner une structure, répartir ses branches, etc. Dégoûté de voir tout ce travail à la poubelle, il m’est arrivé de vouloir tout arracher et d’arrêter ce métier de fou. Puis, les jours passent et on retourne sur les parcelles en se retroussant les manches, en essayant de ne pas se poser de questions malgré l’évidence des dégâts et le ressenti de remuer le couteau dans la plaie, à chaque pied, à chaque ligne »  

A Soral, Yves Batardon et son fils Christophe sont exemplaires à la vigne. Des vignerons qui travaillent de manière acharnée avec un fort lien à la terre. Leur domaine la Mermière a aussi pris un coup de vent accompagné de grêle et de pluie qui ont haché et bouleversé leurs cultures, particulièrement leurs vignes. Yves Batardon est atteint: « après 2013, 2015, 2017, nous voici encore touchés. Les amplitudes et le rapprochement des dégâts naturel dus au gel, à la grêle ou la sècheresse se multiplient. Fatalité ou changement climatique? Je suis paysan et j’ai l’humilité de dire que je ne sais pas. Mais cela me fait mal au ventre, je suis triste, il est difficile de surmonter le découragement. Le travail sera plus compliqué, il aura un coût humain et économique. Nous espérons conserver nos vignes, mais sans récolter le fruit de notre travail. Ce sera dur de travailler pendant des mois des vignes martyrisées. Pour notre domaine, entre 30 et 90% de la récolte 2019 est perdue selon les vignes. Les conséquences culturales, commerciales et économiques nous toucherons jusqu’en 2021 » 

Yves, Justine et Christophe Batardon du Domaine de la Mermière

Ce coup du sort n’est pas sans rappeler la cruelle grêle qui avait touché Dardagny à la fin juillet de l’année passée Dardagny. Emilienne du Domaine les Hutins a encore mal au cœur lorsqu’elle se rappelle de cet épisode. « C’est difficile de retrouver l’énergie pour se remettre au travail. Il faut aller puiser au plus profond de soi pour surmonter cette frustration. C’est tant d’énergie investie qui s’envole, de soin accordé pour rien. Le métier est dur et chaque année, nous vivons avec cette peur d’un nouvel épisode de grêle ou de gel, qui nous laisse forcément une part de traumatisme ».   

Pour Damien Mermoud, « le lien qu’on développe avec la plante est rompu et il n’y a plus l’énergie apportée par la satisfaction de voir les vignes grandir. C’est cette connexion manquante qui est la plus douloureuse à assumer  ». 

Et les assurances alors?  

Lorsque nous parlons autour de nous de cette catastrophe, les réactions sont parfois empruntes d’empathie, souvent d’une réflexion financière lacunaire. « Oui mais bon de toute façon ils ont des assurances ! ». Bien que la tradition suisse des assurances soit à ce point ancrée que la plupart des vignerons y souscrivent, la réalité financière est autre (sans parler des franchises, souvent à plus de 20%). Les assurances couvrent les pertes de base du raisin mais pas l’aspect commercial. Il y a donc une fragilité économique, ajoutée à la peur que les clients, soumis à tellement d’offres de toute part, n’attendent pas.  

Raphaël Piuz explique qu’il existe des assurances, mais d’une part elles sont extrêmement coûteuses, d’autre part elles ne couvrent que très peu les pertes réelles. « J’ai souvent le sentiment d’y souscrire par dépit en espérant que quand le drame se trame au vignoble, cela me permette de payer des factures et de ne pas trop m’éloigner de la surface. Une chose est sûre, ce n’est pas ça qui te sort la tête de l’eau, ça te permet peut-être juste de ne pas finir dans les abysses. Ce n’est pas à la nature que j’en veux lorsque ça arrive. Elle donne, elle prend, cela a toujours été ainsi. Ce que ça met en lumière, c’est que nous sommes dans un système économique qui ne tourne pas rond. En travaillant plus de 3500 heures par année à la ferme, même avec des bonnes années ce serait limite. Augmenter les prix des bouteilles? Cela priverait toute une tranche de la population qui peine à boucler ses fins de mois et qui se donne la peine de consommer local. Les paysans et vignerons suisses sont exemplaires en terme de tarifs. Le rapport qualité/prix est exceptionnel au vu des coûts de production qui sont les plus élevés au monde. C’est d’une honnêteté cinglante, peut être d’un autre temps »  

Soutenons et buvons  

Le mercredi suivant l’orage, la Sélection des Vins de Genève décerne ses médailles. Presque pas un mot pour les vignerons touchés. Presque un tabou. La peur de l’image négative sur le vin genevois, car la poisse nuit au glamour, et que les clients se désintéressent, pensant qu’il n’y aura rien à vendre? Ce qui est certain, c’est que les vignerons sont faits d’un autre bois. Passé l’abattement, ils sont déjà dans les vignes à soigner ce qu’ils peuvent, à la valériane ou autres remèdes. Mais plus que notre respect, il serait bon de leur montrer que nous sommes conscients de leurs efforts et de leur dévouement acharné. Ils cultivent et embouteillent notre plaisir, sans que nous soyons pleinement conscients de ce que ce liquide représente comme choix de vie… rendons-le leur un tant soit peu en leur accordant notre soutien, plus qu’aux ponctuelles caves ouvertes. Pourquoi ne pas commencer par aller leur rendre visite, boire et acheter le résultat de leurs efforts? 

« Lorsque les aléas climatiques frappent le domaine, je suis toujours profondément touché des très nombreux messages de soutien et de compassion des amis, des clients et de la famille. De nombreuses personnes m’ont demandé comment elles pouvaient m’aider. Je ne suis pas à l’aise avec le fait de recevoir de l’argent. En revanche, de recevoir des coups de main à la vigne ou à la cave, ça fait vraiment chaud au cœur et ça donne envie de continuer. C’est aussi l’occasion pour les gens de découvrir notre quotidien de l’intérieur, de mieux comprendre nos réalités et d’en apprendre sur la vigne et le vin » (Raphaël Piuz).  

« Je suis sec de mots, que dire sinon que j’ai foi en la terre. Cette terre que j’aime et que je remercie de ce qu’elle ma offert à ce jour » (Yves Batardon).  

Pour l’amour du vin, célébrons nos vignerons et buvons leurs nectars à leur santé...