Le récit d’une oeuvre

The Water lily pond in the evening, Claude Monet, 1916-1922, huile sur toile, ©Kunsthaus Zurich

Alors que la vie reprend peu à peu son cours, les musées réouvrent leur portes tandis que nombreux d’entre eux resteront fermés encore quelques semaines. En attendant de pouvoir retourner dans ces lieux où la culture est reine, les rédactrices du magazine étant également historiennes de l’art, Ambre Oggier et Aurore De Granier, vous propose une visite virtuelle dans le détail. Elles ont choisi quatre oeuvres coups de coeur issues de musées nationaux qu’elle vous présente ici à la manière d’une courte ekphrasis, une description dans le détail d’une oeuvre d’art. De Genève à Zurich, les musées suisses rassemblent des collections d’exception qui n’attendent qu’une seule chose, vous ouvrir à nouveau leurs portes. En attendant, c’est avec plaisir que nous vous contons ces trésors des musées suisses.

L’étang aux Nymphéas le soir, Claude Monet, 1916-1922, Kunsthaus Zurich

La série des Nymphéas de Claude Monet pourrait paraitre bien connue à nombre d’entre nous, mais l’approche de ce même sujet par l’artiste au fil des années nous démontre que la nature sous la touche impressionniste de l’artiste français était un lieu où l’expérimentation et les possibilités ne connaissaient pas de limites. L’Etang aux Nymphéas le soir a été peint à Giverny, dans la demeure de l’artiste, entre 1916 et 1922, période pendant laquelle le peintre s’essaye à ce qu’il appellera alors les « grandes décorations ». Des toiles aux dimensions imposantes, désirées comme véritable fenêtre donnant sur l’extérieur. Les 12 mètres carré de cette oeuvre nous donne l’impression de plonger dans le paysage, et dépassent la simple représentation pour presque atteindre une immersion. Sur cette toile, l’étang aux nymphéas est capturé par le peintre à la nuit tombante, mais ces indices temporels sont uniquement visibles dans les reflets de l’eau. En effet, le paysage lointain est hors cadre, privant le spectateur de tout horizon, et injectant à cette oeuvre un caractère abstrait. Les touches de couleurs dispersées sur la toile interrogent le regard qui hésite sans cesse entre représentatif et abstrait, ne sachant comment interpréter le traitement chromatique complexe proposé par Monet. Les couleurs se superposent et s’entrechoquent, ne nous donnant qu’une idée du paysage qui semble disparaitre dans des couleurs rouges et violettes alors que la nuit tombe.

ADG

Saint Thibault, Bourgogne, vers 1430, bois de noyer recouvert d’une polychromie ancienne, Ancienne collection Maurice Battelli, Genève, dépot de la Fondation Jean-Louis Prévost, 1980 @ MAH, Photo: Bettina Jacot-Decombes, inv. 1980-292.

Saint Thibault, vers 1430, bois de noyer recouvert d’une polychromie ancienne, MAH 

Le Musée d’art et d’histoire de Genève possède une collection d’art médiéval certes limitée mais qui n’en reste pas moins louable. Parmi les quelques témoins de la sculpture du Moyen Âge exposés au musée se trouve une charmante statue en bois de noyer conservant encore une bonne partie de sa polychromie d’origine et dont le bon état de conservation témoigne de la dextérité des artistes de l’époque. La sculpture représente un jeune homme debout vêtu d’un long manteau rouge doublé d’hermine. Un bandeau orné d’un gros cabochon ceint sa chevelure ondulée. De sa main droite, il porte un carnier alors que sur son point droit se tient un faucon. La richesse de son habillement révèle que le jeune homme est un noble, il ne s’agit donc pas d’un fauconnier. Considéré comme un symbole de noblesse, le faucon est employé lors de la chasse et fait partie des cadeaux que les princes s’offrent mutuellement en signe d’amitié. Dès le XIVe siècle, le thème du jeune noble au faucon devient motif de l’univers courtois. La statue du MAH représente très certainement saint Thibault qui est toujours représenté richement vêtu et accompagné d’un faucon dans l’iconographie traditionnelle. Au XIe siècle, Thibault, le fils du comte de Champagne, renonce à la vie de chevalerie avant de se retirer dans la forêt avec un ami pour y vivre en ermite. Après s’être rendu à Compostelle et à Rome en pèlerinage, il devient prêtre en Lombardie où il s’établit dans un ermitage. La silhouette massive de saint Thibault et l’attention portée aux détails de la parure indiquent que l’œuvre a très certainement été sculptée par un artisan bourguignon.

AO

Rêverie sur l’Etang, Jean-Baptiste Camille Corot, 1857, huile sur toile, ©Ville de Genève, Musées d’art et d’histoire

Rêverie sur l’étang, Camille Corot, Musée d’Art et d’Histoire de Genève

C’est une oeuvre qui invite à la contemplation et au calme, à l’appréciation de la nature et de ses merveilles simples. Camille Corot, artiste peintre d’origine suisse, se place à la frontière entre néo-classicisme et impressionnisme, incarnant la transition entre les deux styles sur le territoire suisse. Dans cette toile datant de 1857, les deux genres semblent cohabiter avec élégance. Les arbres au premier abord clairement définis deviennent flous, le bout de leurs branches n’étant qu’un amalgame de touches s’entremêlant, les couleurs comme unique point de repère. Les traits sont précis tout en restant flous, les traces de pinceau encore visibles témoignant d’un désir de vérité et de sensation, si proche de la pensée impressionniste. Le sujet de la toile semble lui aussi basé sur les sensations. Un jeune homme se laisse aller à ses pensées, sa barque amarrée sur un rivage sauvage. Ici, le silence et le calme semblent régner en maitre, et si l’expression du visage de l’unique personnage n’est pas visible, on devine facilement son regard perdu dans le vague, admirant la nature qui l’entoure sans vraiment la voir.

ADG

 

Jean Tinguely, Cercle et carré éclatés, 1981, roues et ferrailles, MAH, Genève. © MAH.

Jean Tinguely, Carré et cercle éclatés, 1981, MAH

Œuvre incontournable du Musée d’art et d’histoire de Genève*, l’imposante machine imaginée par Jean Tinguely fascine toujours autant les visiteurs. Qu’on soit un adulte ou un enfant, il est quasiment impossible de passer devant sans appuyer vigoureusement sur la pédale qui actionne le mécanisme faisant ainsi raisonner un vacarme assourdissant dans l’espace habituellement si calme du musée. Créée en 1981, la sculpture se compose de plusieurs roues de diverses tailles assemblées à des bouts de ferraille, le tout fonctionnant grâce à un moteur que le visiteur allume. Cette sculpture qui s’anime dans une mouvance absurde et hasardeuse évolue constamment, n’ayant ni début ni fin. Les œuvres créées par Jean Tinguely ont en commun la recherche de mouvement permettant la perpétuelle métamorphose de la sculpture qui échappe alors à la pétrification en se recombinant infiniment de différentes manières. Par ce procédé, l’artiste cherche à engendrer du mouvement afin de créer une forme de réalité proche de la nôtre : changeante, instable et dynamique. En 1959, il déclarait dans son manifeste Für Statik : « Tout bouge, il n’y a pas d’immobilité […] Cessez toute résistance au changement […] Respirez profondément, vivez le temps présent, vivez sur et dans le temps. Pour une réalité belle et absolue ! ».

*La sculpture est actuellement exposée au MAMCO dans le cadre de l’exposition consacrée à Olivier Mosset.

AO