Dorian Pajic, de la ville à la vigne

Dorian Pajic au Domaine Pierre Gonon  

Regard bleu azur, crinière nordique, stature de triathlète ! Derrière cette description réductrice se cache une personnalité complexe, grande promesse du monde du vin Suisse. Le Genevois n’est pas de famille vigneronne: son premier vin, il l’a vinifié dans sa chambre à Plainpalais à 17 ans. La suite est fulgurante, après des stages chez plusieurs grands vignerons, ingénieur HES de Changins et aujourd’hui, œnologue du Domaine des Trois Etoiles à Peissy. Interview d’un œnologue passionné, humble, méticuleux, mais surtout curieux. 

Du vin dans sa baignoire 

Pour l’avoir côtoyé en dégustations à l’aveugle, son répertoire gustatif et sa connaissance des vins suisses et étrangers sont hors norme, surtout la trentaine pas sonnée ! C’est que son insatiable curiosité des saveurs est antérieure à sa passion pour le vin. C’est sa mère, grande cuisinière de sa vie, qui le plonge dans la quête du goût, au point qu’il veut tout lâcher pour devenir cuisinier. Puis vient le déclencheur, un séjour à la Cave des Saint-Martin à Cressier et des discussions enthousiasmantes avec feu le vigneron-encaveur Georges-Edouard Vacher. Dorian revient à Genève et déclare à ses parents qu’il arrête sa maturité bilingue pour un CFC de viticulteur. Ses parents le raisonneront, mais pas longtemps. De manière acharnée, il passera toutes ses vacances scolaires à faire des stages dans des domaines viticoles, notamment au Domaine Les Vallières ou au Domaine Comtesse Eldegarde. Il ne s’arrête pas là et suit une idée un peu folle : pour son travail de maturité, il décide de faire du vin dans de petits tonneaux dans sa chambre en respectant les étapes classiques de la vinification. Il reçoit les conseils du grand sage de la vinification genevoise Nicolas Bonnet, qui le guide dans sa démarche avec bienveillance. Il remporte avec ce travail le prix de maturité de son collège et le Prix Lombard Odier des Voyages Extraordinaires, qui lui ouvrent les portes de grands domaines en Argentine, Catalogne et France, où il travaillera ses gammes avant de revenir au bercail 

 

Dorian, rien que la vérité. Il était bon ce vin vinifié dans ta chambre ? 

Ahah pour être honnête… les 30L de Chasselas 2009 ont subi quelques problèmes d’oxydation durant la vinification et ça ne s’est pas amélioré avec les années… Et les 30L de Garanoir 2009 sont tellement extraits, qu’avec de tels tannins, ça le rend difficilement buvable avant 30 ans de garde ! Mais j’ai toujours cinq bouteilles de chaque dans ma cave pour le souvenir.  

 

Alors rendez-vous dans 20 ans pour déguster ton Garanoir… Comment tu t’y étais pris pour piger le vin (mettre en contact les peaux du raisin et le moût pour extraire tanins et couleur) 

A cette époque, je ne savais pas grand-chose encore, je lisais beaucoup sur la vinification et surtout je demandais passablement d’aide et de conseils à des professionnels. Pour piger, au début j’ai utilisé les pieds mais c’était un peu périlleux, donc brasser simplement avec les mains a été la solution la plus adaptée. 

 

Et pour faire démarrer la fermentation ? 

Je dois avouer que j’étais un peu naïf, j’ai utilisé les moyens du bord avec un sèche-cheveux et la chaleur du four de la cuisine et hop c’était parti ! 

 

Tu en as fait du chemin depuis ce vin dans ta chambre. Pas si typique non de s’intéresser si jeune au vin sans être d’une famille vigneronne ? 

Je sais pas… Simplement j’avais un attrait particulier pour la nature et le végétal, donc la viticulture m’a très vite passionné. Ensuite avec l’éveil des sens, odorat et goût en tête, ajouté à ma passion pour la cuisine, c’était pas compliqué d’être convaincu par la vinification et l’œnologie. Je trouvais juste magnifique le fait de partir d’une grappe de raisin sur un cep et arriver à la transformer en une bouteille de vin ! 

 

La cuisine est intimement liée pour toi au vin. Est-ce que tu penses qu’on peut être sensible au vin sans l’être pour la cuisine ? 

Pour moi la cuisine et le vin sont indissociables et j’accorde beaucoup d’importance aux deux… donc difficilement concevable de boire un grand vin sans un repas d’épicurien qui puisse l’accompagner ! Le vin et la cuisine sont deux métiers précis et délicats qui sont faits pour se sublimer entre eux. 

Tu choisis tes plats en fonction des vins ou l’inverse ? 

Je dois avouer que lorsqu’un accord met-vin est réussi, c’est un moment unique. J’ai plus tendance à cuisiner ce qui me fait plaisir puis à accorder un vin qui pourrait le mieux convenir au plat, sauf si c’est une bouteille de dingue. Mais dans l’ensemble je ne suis pas un acharné de l’accord met-vin, je mange et bois ce qui me fait plaisir sur le moment.  

 

Un grand souvenir d’accord met-vin qui grandissait les deux ? 

Mmmh… il y a moment qui m’a vraiment marqué, mais cet accord ne vient pas de moi mais d’un grand ami que j’ai grâce au vin. C’était à Sarrians dans le Vaucluse, une grande bande d’ami amoureux du vin réunis pour partager un moment simple et jovial. Une des premières entrées, c’était des cœurs de canard cuits directement sur le feu de la cheminée, pour un goût fumé très subtil, avec un assaisonnement simple : gros sel, poivre et persil plat, le tout accompagné d’un Hermitage Rouge 1998 de J.-L. Chave. Tout était présent, la compagnie, le lieu et l’accord met-vin. Vraiment magique !   

 

Je comprends que ça rende jovial un Hermitage de Chave. A propos de jovial, tu as la réputation d’être un méticuleux-torturé à la cave, mais quand tu es de sortie, tu lâches un peu la grappe ? 

J’essaie effectivement d’être le plus méticuleux, précis et rigoureux possible à la cave et à la vigne. J’aime remettre en question chacun de mes faits et gestes, parce que je pense que chaque petit détail est important dans l’élaboration d’un vin de qualité. De sortie, je lâche plutôt les chevaux !  

 

Et qu’est-ce qui fait un bon vigneron pour toi ? 

Un bon vigneron, c’est selon moi quelqu’un qui fait avec passion son métier au quotidien, qui respecte l’environnement qui l’entoure, mais surtout quelqu’un qui comprend son terroir et fait en sorte de le sublimer à travers ses vins. 

 

Ce travail de la vigne, on le comprend parfois de manière abstraite, on pense bien qu’il faut bosser, mais finalement bichonner sa terre, ça se matérialise par quelles actions ? 

Au vignoble du Domaine des Trois Etoiles, nous essayons d’éviter un maximum la mécanisation au profit des mains de l’homme pour un travail plus qualitatif : effeuilles, vendanges et j’en passe. Les vignes et le sol sont ainsi mieux soignées et respectées, mais cela demande un investissement en temps. Il faut commencer par une taille respectueuse du flux de sève, limiter les rendements pour obtenir des raisins concentrés lors des vendanges, travailler les sols pour éviter les herbicides, mais surtout observer le vignoble tout au long de l’année afin de détecter d’éventuelles maladies ou autres problèmes.   

 

Tu as déjà pu imprimer ta patte depuis ton arrivée au Domaine des Trois Etoiles ? 

Je suis jeune et encore en plein apprentissage, je pense honnêtement que cela nécessite un peu plus de temps que seulement deux vendanges pour comprendre pleinement le terroir dans lequel on évolue et imprimer sa patte. Par contre, petit à petit et jour après jour, je gagne en confiance et je sais exactement dans quelle direction je souhaite diriger le domaine en viticulture et également en cave.  

 

Je ne sais pas si c’est possible de résumer en quelques mots le style que tu veux apporter ? 

Au vignoble, nous nous orientons vers une viticulture biologique sur les 10 hectares du domaine. Je souhaite vinifier des vins fins, délicats, élégants et frais tout en limitant un maximum les intrants en cave. Mon but est de faire parler le terroir du domaine dont 8 hectares sur les 10 sont d’une seule et unique parcelle juste en-dessous du domaine, exposée plein sud/sud-est, sur de la molasse avec une pente allant jusqu’à 20% : une situation exceptionnelle !  

Pour l’instant, quel est selon toi le meilleur vin que tu aies vinifié ? 

Mes plus beaux vins sont ceux que je vinifierai demain ! Plus sérieusement, j’ai vinifié peu de vin, mais j’ai eu un faible pour l’Aligoté 2018, mon premier millésime au Domaine des Trois Etoiles et cépage qui représente bien le canton de Genève.  

Aligoté 2018, Domaine des Trois Etoiles

Et sans te soucier de la zone géographique ou de l’adaptation au terroir, si tu pouvais choisir en terme de culture et goût, quels cépages tu cultiverais ? 

J’ai des atomes très crochus avec le Riesling, le Chasselas ou encore la Marsanne en cépages blancs, puis la Syrah, le Gamay ou le Cornalin en cépages rouges, difficile de cibler une région avec cet assortiment… 

 

Effectivement ! Et si tu pouvais être œnologue de n’importe quel domaine au monde, ce serait lequel ? 

Si je me laisse un moment rêveur, je serais tout simplement œnologue de mon propre domaine viticole ! 

 

Et en attendant, tu peux nous citer trois domaines en Suisse auprès desquels tu vas acheter chaque année pour ta cave personnelle ? 

Beaucoup trop difficile d’en choisir que trois, mais je dois dire que j’affectionne beaucoup les vins du Valais, particulièrement les fabuleux vins de Raphaël Maye à Saint-Pierre-de-Clages et ceux de Madeleine et Denis Mercier à Sierre. Les Pinot Noirs de la Maison Carrée à Neuchâtel sont également des incontournables qui figurent chaque année dans ma cave personnelle.  

 

Et tes plus beaux vins bus en dégustation ? 

Une toute grande émotion, c’était au Domaine Gauby, visite menée par Gérard Gauby lui-même dans ses vignes parsemées de plants taillés en gobelet dont certains centenaires, pour finir avec une dégustation du Muntada 2015… Grand moment !  

Sinon… pour en citer au vol, Saint-Joseph, Syrah Vieilles Vignes 2009, domaine Pierre Gonon, Monts Damnés 2004 de François Cotat, Riesling Frankstein Nature 2017 de Léo Dirringer, Meursault Clos des Ambres 2011 d’Arnaud Ente, Syrah Vieilles Vignes 2015 du domaine Simon Maye & Fils, pour n’en citer que quelques-uns. Je continue ? 

 

Et toi qui aime déguster, est-ce que le faire à l’aveugle t’aide dans ton travail ? 

Bien sûr ! Déguster à l’aveugle c’est une passion, je peux passer une soirée sur un vin à essayer d’en deviner le cépage, la région et le millésime, à en devenir fou. Ça me fait beaucoup progresser dans mon quotidien en cherchant au plus profond de ma mémoire les anciens souvenirs de dégustations, mais ça permet aussi de balayer les préjugés, de rester humble et de garder l’esprit ouvert. 

 

On m’a dit que tu passais deux heures dans ta cave avant de choisir une bouteille pour tes dégustations à l’aveugle entre amis. Quelle est la prochaine ? 

Donne-moi deux heures et je te réponds.