Yoshitomo Nara: gosse dur à cuire

Yoshitomo Nara à la galerie Pace © Yoshitomo Nara, courtesy Pace Gallery

Bouches fendues, yeux en soucoupe et faciès exprimant une exquise ambivalence…Des créatures caricaturales signées Yoshitomo Nara qui ne laissent personne indifférent! Ici les filles règnent. Et c’est via ses muses à la moue irrésistible que l’artiste japonais au statut de rock star aborde et peaufine les grandes questions de la vie. Qu’elle soit sur toile, carton, papier ou enveloppe griffonnés avec désinvolture de slogans politiques et de paroles punk, l’esthétique Nara est unique. Ses créations espiègles, dépassant le stade du kawaii, ont toujours sérieusement enthousiasmé le public et les collectionneurs. Ainsi, «Couteau derrière le dos (2000)», sa peinture datant de 2000, a été vendue près de 25 millions de dollars par Sotheby’s à Hong Kong en 2019. À Genève, c’est à la galerie Pace qu’on a filé admirer les yeux de merlan frit, l’exposition – «The Bootleg Drawings 1988-2023» – dévoilant 200 œuvres réalisées les trente dernières années par la superstar nippone.

Close-up sur ses personnages aux yeux écarquillés qui vous hantent des jours après les avoir croisés, à découvrir jusqu’au 29 février prochain!

 

Décembre 2023. De grands yeux bancaux et obsédants nous suivent dans la pièce de la nouvelle exposition de Yoshitomo Nara chez Pace. Ce sont les mêmes yeux que l’artiste japonais peint depuis des décennies, scrutant ses personnages simples, sans genre et emblématiques. Les dessins griffonnés sur des bouts de papier, des enveloppes, des dépliants ou du carton ondulé, montrent l’influence directe de la musique, de la littérature, de la culture populaire exprimant en toile de fond les préoccupations sociopolitiques de l’artiste : ils négocient les valeurs sociales, les normes et idéaux de façon diaristique. Ses dessins sont un moyen de communiquer de manière anti-hiérarchique avec des expressions compréhensibles par tous, non élitistes, informelles et directes. Ces derniers ne rencontrent aucun fossé culturel, générationnel ou entre les médiums artistiques. Cette maîtrise du dessin se manifeste dans la richesse d’un spectre émotionnel, allant de la vulnérabilité à la profondeur existentielle en passant par la rébellion et l’indiscipline. 

Yoshitomo Nara, Title TBC, 2023 ©Yoshitomo Nara, courtesy Pace Gallery

Les trublions de Nara
C’est que derrière ses créatures qui semblent à première vue innocentes, voire mièvres, se cache une attitude punk, dans un sens critique plutôt que nuisible. Les œuvres de Nara reposent précisément sur le paradoxe entre l’aspect inoffensif de ses créatures et leurs véritables intentions. Certaines dissimulent des armes, quand d’autres sont dépeintes scies en main et cigarettes au bec. Le visage de ses personnages s’affiche souvent contrarié, accusateur, sans pour autant être agressif. En vrai, pour Nara, ces enfants armés ne représentent aucun danger et sont plutôt sur la défensive, en proie à l’univers menaçant des adultes. Ici, ses petites personnalités fortes et subversives remettent en question et se rebellent, défiant le monde des adultes et révélant leurs opinions et leurs sentiments avec une honnêteté et une authenticité propres aux enfants; les seuls autorisés à avoir de telles opinions et sentiments.

Une sensibilité palpable
Nara grandit au nord du Japon dans la ville rurale d’Aomori, connue pour ses fortes chutes de neige et ses hivers sombres. Ses parents travaillaient tous deux et ses frères beaucoup plus âgés sont souvent absents de la maison. Ainsi, enfant, il passe beaucoup de temps seul. À un moment donné, il tombe sur une station de radio d’une base aérienne américaine voisine et s’initie ainsi à la musique country et rock. C’est le début de sa grande passion pour la musique. Sans comprendre un seul mot des chansons en anglais, il tente de donner un sens à leur contenu en regardant les pochettes des disques, et il commence à imaginer de quoi parlent les paroles à travers l’intonation, le son et le rythme. Cet amour de la musique, les sentiments intenses qu’elle suscite en lui, font partie intégrante de sa pratique artistique. Outre la musique, l’expérience précoce de la solitude joue un rôle essentiel dans le travail de Nara – une expérience qui s’est répétée à l’âge adulte, lorsqu’il se retrouve à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf en 1988 pour étudier jusqu’en 2000. C’est pendant cette période en Allemagne, dans l’isolement de l’atelier, que Nara parvient progressivement à son expression individuelle. C’est une période de grand isolement pour cet artiste prolifique, au cours de laquelle il se souvient de ses années d’enfance et adolescence à Aomori. Il développe une peinture introspective. Ces œuvres sont nées non pas d’une confrontation à l’autre, mais d’une confrontation avec lui-même. 

Yoshitomo Nara, 聖どら子/ St. Draco, 1998 ©Yoshitomo Nara, courtesy Pace Gallery

Attitude punk-rock
Les émotions et les souvenirs de l’enfance, les bambins que nous étions autrefois, les enfants que nous restons – sont les principaux sujets de Yoshitomo Nara. Son art est le produit d’une enfance douloureusement solitaire sauvée par un amour précoce et profond pour la musique rock. Ainsi, ses muses manient souvent des guitares et débitent des titres et des paroles de chansons, de Neil Young aux Ramones en passant par Green Day. L’inspiration de l’artiste issue du monde de la musique folk et rock des années 1960 et 1970 se reflète dans toute sa pratique. Son focus? Un dialogue avec les sous-cultures américaines et européennes. Si ce lien à la musique est indéniable, celui avec les traditions visuelles japonaises et le modernisme occidental sont tout aussi évidents. En surface, son esthétique peut paraître très simple, mais détrompez-vous cette dernière suscite un puissant attrait émotionnel. Construites à partir de fines couches d’acrylique, ses peintures à la surface vaporeuse réutilisent les teintes saturées et les compositions audacieuses de la peinture Color-Field et des byōbu (paravents japonais) tout en s’appuyant sur la vigueur de Disney et l’énergie anarchique des animés japonais. Ils peuvent également rappeler les persos kitsch aux yeux écarquillés de Margaret Keane tout en évoquant Paul Klee et son instinct de portrait humain qui semble émotionnellement réel mais n’est pas réaliste.

La vente de Couteau derrière le dos (2000) pour un montant record de 25 millions de dollars

Icône pop
Couteau derrière le dos (2000) est l’une des œuvres les plus emblématiques de l’œuvre de Nara. Cette dernière se concentre sur une figure unique et menaçante aux yeux qui flotte dans une atmosphère vide. Le couteau est invisible, mais on ne voit que lui. Représentant un tournant dans lequel Nara n’illustre plus l’arrière-plan de ses œuvres, mais se concentre plutôt sur les personnages eux-mêmes, l’artiste intensifie leur regard avec une mise en perspective plus audacieuse et plus complète sur fond monochrome. En 2019, cette œuvre sera vendue pour un montant record de 25 millions de dollars à Hong Kong. Dès lors, Nara, érigé au rang d’icône pop devient l’un des artistes contemporains les plus chers du monde. 

Yoshitomo Nara rencontré lors du vernissage à la galerie Pace ©Go Out! magazine

 

The Bootleg Drawings 1988 – 2023
Jusqu’au 29 février 2024
Pace Gallery
Quai des Bergues 15, 1201 Genève
www.pacegallery.com