Virée pinotante à Neuchâtel

© Vincent Bourrut

La chronique œnologique de Pierre-Emmanuel Fehr

La valeur des Pinots Noirs neuchâtelois n’est aujourd’hui plus à démontrer et cela fait belle lurette qu’ils complètent l’excellence du panorama viticole Suisse, que ce soit sur les cartes des grandes tables, les dégustations comparatives d’œnophiles ou les notations Parker. Ce sont principalement les vins des trois porte-drapeaux du canton que l’on retrouve sur les cartes des restaurants étoilés, le Domaine de la Rochette, le Domaine de Chambleau et le Domaine de la Maison Carrée. Eclairage sur ce domaine, au firmament des Pinots Noirs suisses. 

Neuchâtel, terre de Pinot Noir

Les terres de cette région sont depuis toujours propices à la culture de la vigne. Le Pinot Noir, indigène de cette région, y est implanté depuis plus d’un millénaire ; du XVIème siècle jusqu’à la première moitié du XXème siècle, la majorité de la population neuchâteloise vivait de la vigne et de la pêche ! C’est que les conditions climatiques et la géologie du vignoble neuchâtelois sont excellentes ; il s’appuie sur le flanc sud du Jura, modelé par l’ancien glacier du Rhône et s’étend le long du lac de Neuchâtel. Certains vont jusqu’à établir le parallèle avec la Bourgogne. Avec ses sols caillouteux et calcaires, de belles expositions mais surtout un climat tempéré, les meilleurs crus sont un équilibre d’élégance, de fraîcheur et de complexité.

Domaine de la Maison Carrée

C’est en remontant une ruelle étroite de l’entrée sud du pittoresque village d’Auvernier que la Maison Carrée s’érige, avec simplicité mais caractère, sous la forme parfaite que porte son nom. Cette architecture d’inspiration nord-italienne, assez insolite pour la région, donne déjà le ton. La famille Perrochet en fit l’acquisition en 1827. Depuis, les fils Perrochet se sont succédés en ligne jusqu’à Jean-Denis, associé à son père dès 1991, qui repris l’exploitation du domaine avec sa femme Christine en 2008, depuis rejoint par leur fils Alexandre en 2015. 

Une fois à l’intérieur de la magnifique bâtisse, la tradition vigneronne nous entoure, avec ses deux anciens pressoirs verticaux en bois, toujours en activité, que le perfectionnement des outils modernes n’a pu détrôner. Sur les poutres du plafond sont inscrits depuis 1876 les noms des différentes personnes qui ont aidé à faire tourner le pressoir à bras. Les raisins sont délicatement foulés pour laisser éclater les baies et en libérer un jus très pur, ce qui évite de clarifier les moûts. Jean-Denis Perrochet confie que cette pratique ancestrale permet une légère macération qui favorise l’échange entre la pellicule et le jus. La manipulation du pressoir de cinq tonnes est extrêmement physique et six poutres sont nécessaires pour la faire fonctionner, en plus du bras central à tourner. Ce patrimoine, Jean-Denis Perrochet y tient, entre tradition et modernité, mais toujours avec la volonté d’élaborer des vins authentiques et de caractère, fidèle au caractère de leur cépage, leur millésime et leur terroir. Ces différents vins, tout particulièrement ses réputés Pinots Noirs d’Hauterive et d’Auvernier, démontrent que le juste dosage entre techniques traditionnelles et connaissances scientifiques pointues, permettent d’atteindre une élégance rare.

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Auvernier ou Hauterive ?

L’ensemble des dix hectares du domaine est cultivé en bio-dynamie depuis 2013. Le domaine applique des composts maison, des tisanes pour stimuler l’autodéfense de la plante, et d’autres préparations homéopathiques, sur le sol et sur la vigne. Jean-Denis Perrochet constate que depuis, ses vins ont plus de fraîcheur et de vivacité. Mais attardons-nous sur ces cuvées de Pinot Noir. Il en existe trois, Auvernier, Hauterive et Le Lerin. Pourquoi ? Et bien déjà parce que le domaine comprend deux sites distants de 10 km sur les appellations Auvernier à l’ouest de Neuchâtel, et Hauterive à l’est. Les raisins avaient toujours été mélangés, mais en arrivant une fois à la cuve, Jean-Denis Perrochet s’est dit que ça ne sentait pas la même chose. Avec le temps, il a pu constater que les vins évoluaient complètement différemment. Puis en 2001, une étude des terroirs de Neuchâtel a débuté et s’en est suivie l’identification de 65 profils de terroirs aux compositions notablement différentes suivant le passage de l’ancien glacier du Rhône…

Domaine la Maison Carrée, Pinot Noir Auvernier, 2016

Sur cette parcelle d’Auvernier, les sols sont profonds et marneux. On pourrait penser à tort à une entrée de gamme, avec moins de profondeur, mais pas du tout, le volume est là, il y a du vin dans la bouteille ! Sur le millésime 2016, le raisin a pu mûrir lentement, au frais et cette lente maturité a permis de vendanger sans urgence. « On prend de mauvaises habitudes avec un millésime pareil, pas comme en 2018 ou 2019 où il fallait vendanger sur une période courte ». Le fruit est gourmand et kirsché. C’est fluide, c’est frais, c’est ample. Un régal de simplicité, dans ce qu’elle a de meilleur.

Domaine la Maison Carrée, Pinot Noir Le Lerin, 2017

Sur cette parcelle qui se trouve aussi sur Auvernier, la terre est cette fois rougeâtre, forte en fer, avec un sous-sol caillouteux et une roche mère de calcaire blanc affleurante. Ce sol qui retient moins l’eau se prête à merveille au Pinot Noir, surtout lorsqu’il s’agit des plus vieilles vignes de Pinot Noir du domaine, vinifiées séparément de la cuvée Auvernier depuis 2009.  La différence de terroir est criante, avec une grande austérité traduite par une belle amertume. C’est tendu, vivace et à encaver au moins quelques années pour exprimer toute sa complexité de baies noires. Une acidité mordante qui claque !

Domaine la Maison Carrée, Pinot Noir Hauterive, 2017

Ces vignes qui se trouvent à l’est de Neuchâtel ne sont entrées dans les mains des Perrochet qu’en 1997. C’était un terrain en friche, alors que le littoral était mité depuis 1960. En 1975, ces terres ont été vendues pour construire des maisons. Mais un arrêté fédéral urgent a permis de protéger le littoral et s’en est suivie une procédure juridique de plus de 20 ans, avant que ce terrain soit mis en vente. « On achète? On est jamais allé de ce côté, mais… ».. Les Perrochet se décident à reprendre cette terre, l’exposition y est superbe. La famille prend une année pour défricher ce qui était alors un mélange de brousse et de dépotoir. Puis vient la phase de nivellement, sortir les vieilles pierres, (plus de 150m3 de cailloux enlevés à la main, « un binz pas possible !« ). Mais 20 ans de friche, ça a l’avantage de reposer la terre… prête à tout donner pour ce qui est aujourd’hui incontestablement un des meilleurs Pinot Noir de Suisse, avec des vignes seulement plantées en 1999. C’est un vin bienveillant, d’un équilibre rare. Il y a là le tranchant du Lerin, mais avec un caractère propre, plus rond. Le nez est tout en finesse mais sans filtre avec une percée de petits fruits rouges écrasés. L’attache en bouche est fraîche, sur le fruit croquant, et dès le milieu de bouche, c’est un fil de soie tendu ; un vin de brodeur ! Et si tout cela ne vous suffit pas, rien de tel que de goûter au Vieux Marc Hors d’Age à la couleur ambrée des Perrochet (vieilli plus de dix ans en fût de chêne). Ca remet les idées en place.

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Des palafittes au Palafitte  

Juste en-dessous des fameuses vignes d’Hauterive ont été retrouvé les vestiges des premières maisons de Suisse, édifiées sur pilotis. Ce village lacustre de l’époque du néolithique, appelé palafittes, a été réinvesti en 2002 à l’occasion de l’Exposition Nationale Suisse « Expo 02 ». C’en était trop pour ne pas faire une halte dans l’unique hôtel de Suisse construit sur pilotis… Travail de l’architecte Kurt Hofmann et des étudiants de l’Ecole Hôtelière de Lausanne, l’Hôtel Palafitte a été conçu pour présenter une « œuvre » qui susciterait l’intérêt des spectateurs du monde entier. Rien que pour un Genevois, c’est réussi. L’architecture des pavillons lacustres est assez unique avec (une vue sur le lac pardi ! et) une configuration qui rappelle l’intérieur d’un bateau. Si l’été, sauter depuis la terrasse privatisée pour piquer une tête fait du sens, le paysage hivernal lui permet de jouer la carte de la contemplation. Siroter l’après-midi un vieux liquoreux à plus de 300gr de sucres résiduels en méditant et regardant les ondulations lentes du lac. Voilà la meilleure des manières pour remplacer un feu de cheminée dans un chalet de montagne. Je signe. Dépaysement et temps suspendu. 

Ah, j’oubliais. Pourquoi ne pas se laisser aller à traînasser un peu plus et se perdre dans la carte des vins locaux (Domaine de Chambleau, Domaine Bouvet-Jabloir, Domaine Grillette, Domaine Vaudijon,… Domaine de la Maison Carrée) et goûter à la cuisine du Chef Maxime Pot, servi toujours face à l’océan neuchâtelois, le cliquetis des vagues et des fourchettes glissant dans un carpaccio de cerf en vinaigrette d’airelles et bolets, dans le blanc de turbotin en nage de coquillages à la citronnelle et gingembre, puis en caressant la moelleuse raviole ouverte d’effiloché de joue de bœuf à l’estragon ? Et bien parce que je ne vous aurais pas donné suffisamment envie. 

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Vue d’une chambre au Palafitte