Quand la mode se donne en spectacle

© Vittorio Zunino Celotto/Getty Images for The Metropolitan Museum of Art

Le 6 mai dernier se tenait l’événement annuel du monde de la mode, devenu une véritable institution, le Gala du Metropolitan Museum of Art. Cette année le thème choisi par la rédactrice en chef du Vogue America, Anna Wintour, en laissa perplexe plus d’un, « Camp : Notes on Fashion ». Et pourtant, la prêtresse de la mode n’aurait pas pu trouver meilleur thème pour notre époque, où les créations se donnent sans cesse en spectacle. Actrices et chanteuses, stars du show-business et mannequins nous ont alors offert une démonstration lors de cette édition, où se succédèrent sur le tapis rouge des tenues parfois improbables, mais souvent uniques en leur genre, de vraies pièces de maîtres qui tentèrent de suivre la vision de la mode donnée par l’essayiste Susan Sontag, inspirant le thème de cette année. Une nouvelle édition qui nous prouve encore une fois que la mode est bien plus qu’habits, c’est un monde à part où beauté, excellence, extravagance et spectacle ne font qu’un.

Un thème énigmatique

Le choix d’Anna Wintour pour le thème de cette année 2019 en perturba plus d’un. Camp : Notes on Fashion. C’est-à-dire ? La mode au camping ? Susan Sontag, à l’origine du texte qui inspira le thème de cette année, aurait certainement éclaté de rire en entendant les nombreuses mauvaises interprétations et la perplexité générale que provoquèrent l’annonce du motif à suivre cette année. Pour mieux comprendre le thème de cette édition 2019 du MET Gala, il nous faudra retourner quelques siècles en arrière, plus exactement à l’époque de la cour de Versailles, où le terme « se camper » fit sa première apparition. À cette époque là, cette expression ne faisait sens que dans le milieu de la cour, « se camper » symbolisant la manière d’être et de paraître nécessaire pour plaire et briller devant le roi et sa cour. Mais loin d’être oubliée, la formule traversa les époques, pour désigner les dandys du XIXème siècle avant de venir définir la culture queer, à laquelle Sontag dans son essai Notes on Camp datant de 1964 fait référence. Malgré les changements que cette expression subit à travers les siècles, un point resta inchangé : se camper passe par la mode et son extravagance. Pour Sontag, bien plus que la marque d’une appartenance à un groupe, le camp joue un rôle de premier plan dans l’évolution de la société à travers son esthétique. La culture queer et l’exubérance d’une mode que l’on pourrait simplement résumer de « trop », trop excentrique, trop folle, trop exagérée, se distinguait certainement de manière plus claire à l’époque où l’essayiste américaine écrivait son manifeste. Mais aujourd’hui, l’exubérance se traduisant à travers la mode et l’apparence semble faire partie de notre paysage. La pop culture parait avoir avalé et digéré cette culture queer qui symbolisait le camp au siècle précédent, et aujourd’hui ce phénomène que Sontag qualifiait d' »ésotérique (…) un code privé » est partie intégrante de notre paysage socio-culturel. « L’essence du Camp est son amour pour tout ce qui n’est pas naturel : l’artifice et l’exagération” écrit Sontag. Cette citation colle parfaitement à la mode d’aujourd’hui, qu’elle se trouve dans la rue ou sur les podiums, car elle semble avoir fait du phénomène du camp une caractéristique de son identité actuelle. On l’a maintenant bien compris, le thème du MET Gala de cette année n’avait aucun rapport avec le camping, loin de là.

Lana Condor en Giambattista Valli ©Dia Dipasupil / Getty Images for The Met Museum/Vogue

 

Un tapis rouge haut en couleur et surprenant

Cette thématique complexe, tirée d’un essai sociologique, dut cependant à un certain moment se transformer en quelque chose d’aussi concret qu’une tenue pour les stars, actrices, et autres personnalités du show-business invitées à ce prestigieux gala. L’extravagance, l’exagération, tout comme l’humour, voire le flirt avec le mauvais goût, furent bel et bien au rendez-vous le 6 mai dernier sur le tapis rouge du MET.

Certaines célébrités ont préféré jouer la carte de la mode comme parure, une robe comme écrin élégant, à l’image de Lana Condor en Giambattista Valli, entourée de tulle rose, comme flottante. Ici, la tenue est extravagante par sa forme et son volume, et met en avant non seulement le fait qu’extravagance et élégance peuvent aller de pair, mais aussi l’importance de l’artisanat dans le monde de la mode. Une robe complexe à réaliser, qui n’a qu’un seul et unique but : être vue et surprendre. Preuve simple que la haute-couture d’aujourd’hui aspire à l’essence même du camp fashion de Sontag : l’excentricité et l’exagération. D’autres personnalités comme Irina Shayk habillée par Burberry, ou encore Dakota Johnson en Gucci, ont elles aussi préféré jouer la carte de l’extravagance tout en restant dans le bon goût et le style certes très excentrique, mais bien connu des tapis rouges des dernières années. Une interprétation timide des analyses de Sontag qui ne contredit néanmoins pas ses propos, mais qui ne peut être considérée que comme fade et frileuse face à d’autres looks. À l’image de la tenue de Lady Gaga, arrivant dissimulée sous une gigantesque robe rose fluo signée Brandon Maxwell, suivie de sa traine interminable, avant de l’ôter pour nous dévoiler ses sous-vêtements. La cour de Versailles n’aurait peut-être pas apprécié cette manière de se camper, mais en 2019, la tenue choisie par la chanteuse paraît parfaitement s’intégrer dans la société désireuse de se débarrasser de ses tabous dans laquelle nous vivons désormais. Elle ne fut pas la seule à flirter avec les extrêmes, Katy Perry elle aussi n’hésita pas à pousser le thème à son paroxysme, arrivant habillée en chandelier, avant de se changer en hamburger (!). La mode semble même avoir disparu, pour laisser place au spectacle et à l’humour. L’extravagance, parfois plus fashion comme avec une Cara Delevingne en combinaison Dior et couvre-chef constitué de bananes, dentiers, et autres mains en plastique, ou encore Jared Leto vêtu d’une robe Gucci, un double de sa tête à la main, fut en tous les cas le maître-mot de cette édition, flirtant parfois avec le mauvais goût et le kitsch. Cette année, certains poussèrent alors le thème à son summum, venant faire bien plus que démontrer que Susan Sontag était encore loin de ce qu’allait devenir la mode et le camp, allant jusqu’à questionner la mode de nos jours, et son avenir.

Lady Gaga en Brandon Maxwell ©Dimitrios Kambouris / Getty Images for The Met Museum/Vogue

La mode, plus qu’un vêtement

Pourrait-on aller encore plus loin dans la mode ? C’est la question que nous ne pouvons pas nous empêcher de nous poser en regardant défiler les photos du MET Gala 2019. Chaque année, grâce au thème de sa soirée, mais également de l’exposition présentée à l’Institut de la Mode, cet univers de la création vestimentaire se dévoile sous un jour toujours plus étonnant, toujours plus extravagant, à la limite du décadent. Mais en parallèle de ces looks excentriques se profile un autre aspect de la mode que le MET n’hésite pas à mettre en avant : la qualité esthétique du vêtement, qui passe à la fois par l’imagination des tenues, et leur réalisation artisanale. Sur le tapis rouge, mais également au sein de l’exposition présentée au musée, des modèles uniques, des tenues ayant demandé des heures de travail et des techniques complexes, pour aboutir à des robes qui sont au final bien plus que de simples vêtements. Cet événement annuel vient donc poser une question plus grande, qui est celle du statut de la mode. Ces pièces uniques se rapprochent de plus en plus d’œuvres d’art. Exposées dans un musée, portées une seule fois lors du gala, ou même jamais, ces tenues trouvent leur place au musée. La mode ne se porte plus, maintenant elle s’expose, et se laisse regarder comme une sculpture, laissant derrière elle ses fonctions premières pour laisser place à un unique rôle : être admirée. La mode est alors peut-être allée plus loin que Susan Sontag ne l’avait imaginé.

Camp : Notes on Fashion Jusqu’au 8 septembre 2019 Metropolitan Museum of New York metmuseum.org