Miroir magique

Le défilé L’amour, en plein air et retransmis en direct sur le compte Instagram de @Jacquemus, photo ©Virgile Guinard pour Vogue

Le monde de la mode s’est vu largement impacté par la crise sanitaire de cette année, devant se réinventer et trouver de nouvelles solutions à des problèmes encore inédits. Dans un univers où les Fashion Weeks rythment les saisons, l’impossibilité d’organiser les défilés a présenté un nouveau défi aux marques de luxe. Oubliez les palais parisiens et les musées envahis par les stars et les reines de la mode, venant peupler de leurs tenues extravagantes ces lieux d’exception réservés à une élite triée sur le volet. La solution en cette année si différente ? Le web, bien évidemment. Dior, Jacquemus, Valentino, Gucci, toutes les marques ont répondu présentes et pour la première fois ont convié non pas seulement les prêtresses de la mode et les pachas du style, mais le commun des mortels. De l’adolescente aux rêves de carrière dans la mode à la mère de famille fascinée par l’artisanat textile, tout le monde était convié à la fashion week de cet été 2020. Et si la pandémie avait enfin rendue la haute-couture démocratique ?

Une crise qui changea la haute-couture

C’est un univers réglé comme du papier à musique qui a vu son programme bien rangé s’écrouler face à la crise sanitaire qui a balayé ce début d’année. Les maisons de création, forcées de fermer boutiques, mais voyant également leurs ventes chuter, ont du aussi mettre un terme à l’un des événements phare de leur année, la fashion week. Si ces semaines de la mode implantées dans les capitales européennes et la ville de New York ont toujours su donner le ton à la prochaine saison, en cette année particulière une brise portant une odeur de doute l’a terrassé en un seul souffle. Oubliez les défilés rassemblant des centaines de personnes, les foules s’agglutinant devant les entrées des lieux réservés à ces événements, les hordes de photographes pourchassant les grandes tiges allurées qui battent le trottoirs, courant de présentation en défilé. Le visage de la mode ne peut plus être le même. Son économie, mais aussi sa façon d’être, ont subi une onde de choc sans précédent qui pousse les créateurs et directeurs des maisons à s’interroger. Et si la copie était à revoir ? Si pour certains la tragédie de l’épidémie a enfin poussé à un changement considéré comme nécessaire, à l’image de Michale Kors qui déclarait « Je pense depuis longtemps que le calendrier de la mode doit changer », pour d’autres la technologie semble être la solution. Dans notre numéro special Stay in (ndlr n°80) on vous parlait d’un besoin de renouveau vital pour la mode, d’une nécessité de réduire le rythme, de produire moins, de mieux acheter mais aussi de mieux penser la mode. La première fashion week faisant suite à la déclaration de l’épidémie nous montre que la voie à suivre n’a pas été la même pour toutes les maisons de couture. Chez Thierry Mugler, on calme la cadence, les ateliers parisiens travaillent à leur rythme, et puis tant pis pour la fashion week, après tout la mode ne vit pas que l’espace d’une semaine. Mais pour d’autres marques à l’image de Dior, le jeune label Jacquemus ou la maison italienne Valentino, la mode tel un rêve doit continuer de vivre, et quand toutes les portes sont fermées, une fenêtre s’ouvre : celle du web et de ses mille et uns possibles.

Image extraite du film Le Mythe Dior, Collection Haute Couture Automne Hiver 2020-2021, ©Dior

Le privilège de la futilité

Il fut difficile de faire des jaloux en cette dernière fashion week. Pas de jolis cartons d’invitation, ni de rendez-vous secret, encore moins de décor onirique réservé à l’élite de la mode. Pour assister aux défilés, stars de cinéma et étudiantes étaient assises sur les mêmes bancs : leurs canapés. On imagine volontiers la tristesse des habitués, la déception des pourris gâtés, et la détresse des fashionistas privées de séances photos devant les lieux de présentation. Mais un nouveau vent à soufflé sur cette fashion week, une brise si nouvelle qu’on a presque eu du mal à la reconnaitre. Démocratie vous avez dit ? Un nouveau parfum qui est venu envahir les réseaux sociaux des grandes maisons de luxe et que l’on a inhalé avec plaisir. On pourra toujours nous traiter de jaloux, mais après tout, tout cela n’était-il pas un peu trop injuste ? Pourquoi est-ce que seule une petite poignée de privilégiés pourraient aller admirer les créations merveilleuses de Maria Grazia Chiuri pour Dior de leurs propres yeux, alors que le reste de la planète devraient se contenter des écrans de leurs téléphones et du papier glacé des magazines de mode ? Car un véritable paradoxe vit dans la mode. Elle n’est pas assez bien, importante, sérieuse, pour être reconnue comme objet d’art, et pourtant celle-ci se veut bien plus exclusive que l’art classique et contemporain réunis. Le commun des mortels peut se presser devant un Monet à L’Orangerie, une certaine Joconde au Louvre, admirer les oeuvres d’un dénommé Jeff Koons, mais ne peut pas approcher la dernière robe Valentino. La mode, considérée pendant des siècles, et encore assez largement aujourd’hui par nombreux, comme un monde futile et superficiel est pourtant l’un des univers les plus exclusifs et confidentiels de la planète. Une futilité largement convoitée qui laisse un goût amer dans la bouche de tous les exclus, c’est-à-dire à peu près tout le monde. La haute-couture qui s’amuse depuis quelques décennies à brouiller les pistes entre art et mode, par des créations impossibles à porter, ou alors des pièces si complexes à réaliser que leur place est dans une réserve et non une boutique, n’a pas encore ouvert ses portes au commun des mortels. Sauf que si. Cet été, pas le choix pour les designers. Oubliez les rendez-vous d’exception, la haute-couture débarque dans les salons pour survivre, et on a presque envie de pousser un énorme soupir… Enfin !

Le décor du défilé L’amour, en plein air et retransmis en direct sur le compte Instagram de @Jacquemus, photo ©Virgile Guinard pour Vogue

Le web, futur démocratique de la mode ?

Alors la crise nous aurait-elle tous rendus égaux dans le monde privilégié de la mode ? À cette question on répond par un petit oui. Si ces derniers défilés nous ont rappelé que les privilèges tombaient quand la crise grondait, rien ne nous assure que la mode continuera de lever son rideau pour les amoureux lambdas du vêtement. Et pourtant la simplicité de ces derniers défilés nous invite à rêver d’un futur démocratique. Pour être aux premières loges, il suffisait d’ouvrir son application Instagram. On y découvrait le défilé « L’Amour » par Jacquemus, tout droit sorti d’un rêve, au milieu des champs de blé où déambulaient des mannequins en robes légères, un panier à la main, une simplicité onirique flottant dans les airs. Chez Dior on partageait un film unique en son genre, Le Mythe Dior, présentant dans un univers onirique et cinématographique la dernière collection haute couture. Loin des podiums, la directrice artistique a su réinventer un monde dans lequel nous étions tous conviés. Burberry, Gucci, Valentino, et nombre d’autres maisons se sont joint à cette valse des réseaux sociaux, désireux de poursuivre les présentations tout en indiquant pour la plupart vouloir ralentir un rythme effréné. Plus que deux défilés par an pour de nombreuses maisons, des collections saisonnières qui prendront le temps d’être vendues avant que la prochaine fournée n’arrive avec fracas, une réelle volonté de ralentir qui s’associe à une prise des conscience de l’importance des réseaux. Jamais nous n’avons passé autant de temps collés à nos écrans qu’à l’heure de la crise. Pour le travail, pour rester en contact avec sa famille, ses amis, pour accéder à la culture, le virtuel a démontré son importance et sa nécessité, et la mode n’a pas pu y échapper. Pourtant la tâche semblait compliqué. Si les défilés sont l’occasion de montrer à leur public la beauté des pièces, ils sont également un espace créé pour raconter une histoire, une vision, plonger son spectateur dans un univers qui va au-delà du simple vêtement. La manière même dont les collections sont présentées devaient alors changer, la mode venant presque flirter avec le cinéma, recréant à travers le médium de la vidéo ce que la réalité aurait montré. Une réalité dans laquelle nous ne sommes pas tous égaux, mais quand la crise gronde, les privilèges s’écroulent presque tous comme un château de cartes, et quand on nous dit de rester chez nous, un carton d’invitation chez Chanel n’a aucun effet. On entend souvent parler du grand méchant web, mais pendant cette crise nos écrans se sont transformés en miroirs magiques, nous transportant à l’autre bout du monde, dans les coulisses d’univers qui nous étaient jusqu’à lors interdits. Peut-être que cette brise démocratique n’était que passagère, mais pourquoi s’empêcher de rêver d’un futur où la mode elle aussi pourrait se savourer comme un beau tableau accroché au mur d’un musée ?