KRUMP: Aux origines quasi-mystiques d’une pratique bien réelle

Quelle est cette forme d’expression invoquant à la fois partage et compétition, apparue aux Etats-Unis et adoptée jusqu’en Suisse? Retour sur les origines du Krump, une danse spectaculaire. K.R.U.M.P. est l’acronyme de Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise, dont la traduction française pourrait être «Éloge Puissant d’un Royaume Radicalement Élevé». Une dimension spirituelle1 revendiquée par ses créateurs, Tight Eyez et Big Mijo, aujourd’hui trentenaires, tous deux issus des ghettos de Los Angeles. Petit rappel historique avant d’évoquer une danse cathartique, pratiquée aussi bien dans les zones criminogènes des mégapoles américaines que dans différentes villes de Suisse.

Los Angeles, South Central.

Années 1990. Localisation: sud/sud-est de Los Angeles, 300 000 habitant.e.s. Une région paupérisée, tristement célèbre pour sa violence endémique. Rien d’inhabituel, malheureusement, sur les avenues de la Cité des Anges. La ville n’échappe pas aux troubles sociaux liés aux grands centres urbains américains: ségrégation, délinquance, abus policiers, chômage… À cette poudrière instable s’ajoutent les tensions raciales suite à l’arrivée, dans les années 1980, des populations hispaniques et coréennes dans le secteur. C’est dans ce climat explosif qu’une bavure policière, entre autres incidents, influera sur le cours des événements2.

Un soir de 1991, une course-poursuite s’engage entre le LAPD (Los Angeles Police Department) et trois hommes noirs à bord d’un véhicule. La voiture finit par s’arrêter sur le bas-côté après treize kilomètres de fuite. Encerclés par les forces de l’ordre, deux des trois passagers se soumettent aux injonctions policières et sortent du véhicule, tandis que le troisième refuse d’obtempérer. Sous la menace d’une arme, ce dernier finit par obéir et se couche à plat ventre sur la route, à côté de la voiture. Quatre hommes tentent de le neutraliser, en vain. L’homme se débat tant et si bien que les policiers se replient. Face à l’individu non maitrisé, le sergent Stacey Koon dégaine alors son taser et tire une première fois. L’homme tombe à genoux mais se relève. Koon recommence: un deuxième tir atteint l’homme et le projette au sol. Conscient mais hagard, il se redresse de tout son long jusqu’à tenir debout, une fois de plus, du haut de son mètre nonante-et-un. Une pluie de coups s’abat alors sur l’inarrêtable machine qui finit par chuter. Les officiers Laurence Powell et Timothy Wind utilisent leur bâton. L’officier Briseno portera un violent coup de pied à la tête de la victime. La vingtaine de policiers dépêchés entre temps sur les lieux n’interviendront pas. Rodney King subira ce soir-là cinquante-six coups de bâton et six coups de pied.

Par chance, George Holliday, habitant du quartier et copwatcher3 avant l’heure, filmera une partie de la scène :

https://www.youtube.com/watch?v=icZV1w5uLcE

En mars 1992 débute le procès des quatre policiers inculpés. Accusés d’« usage excessif de la force », ils sont acquittés le 29 avril, après sept jours de délibération. C’en est trop, les soupapes communautaires ne parviennent pas à réguler et contenir le trop-plein de colère populaire. Moins de deux heures après le verdict, des émeutes éclatent à Los Angeles. Six jours, cinquante-cinq morts, quelques 3’600 incendies. La ville est à feu et à sang4.

 

Exutoire & positivité

La même année au même endroit, comme une réponse positive face au déterminisme chaotique, Thomas Johnson propose une alternative en plein désastre ambiant. Citoyen de South Central, il devient « Tommy the Clown », animateur le temps d’un goûter d’anniversaire. Grimé et maquillé pour l’occasion, il invente une danse appelée le clowning afin de divertir les enfants. Ils ne le savaient pas encore, mais deux gamins alors âgés de sept ans, spectateurs amusés, deviendront créateurs du Krump en se réappropriant ses mouvements. C’est parfois au milieu des pires tempêtes que les éclaircies se font les plus perçantes.

Clowning:

https://www.youtube.com/watch?v=_CbqrGNw3bY

« Alix aka Bad Liks », ©️Alix M.

Années 2000. En ados aguerris, Tight Eyez et Big Mijo développent une nouvelle forme d’expression basée sur la « danse du clown ». Ils y apportent une touche spirituelle personnelle en la rebaptisant Krump. Danser serait une façon d’exprimer ses louanges et se rapprocher du divin. Il n’en demeure pas moins que sa fonction principale réside dans la sublimation. Véritable purge émotionnelle, le Krump canalise et extériorise les sentiments négatifs. La danse évite ainsi de retourner la violence intériorisée contre soi ou autrui et offre un cadre préventif face aux problématiques délinquantes. Un dernier rempart, un garde-fou avant l’engrenage vers une spirale infernale. Une nécessité doublement bénéfique.

La dimension cathartique du Krump en fait une danse explosive et expressive de premier choix. Les mouvements sont énergiques, saccadés et amples. Ces derniers sont improvisés sur la base de quatre mouvements qui se déclinent de différentes façons. Il s’agit du stomp (taper des pieds sur le sol), du chest pop (mouvement convulsif du torse vers l’avant ou l’arrière), du arm swing (jet des bras) ainsi que du jab (jet puis arrêt du mouvement)5. Malgré le lexique combatif et l‘apparent défouloir, aucune agressivité ne transparaît. Juste le principe de transformer l’énergie négative en positive, à l’instar du socle philosophique qui accompagnait le Hip Hop à ses débuts: De la violence des blocs aux Block Parties.

Le Krump implique avant tout une notion de partage. Les krumpers et krumpeuses évoluent en collectivité, en familles, appelées fam. Chacun.e obtient un blaze (un alias écrit) octroyé par la personne créatrice de ladite family. La pratique peut varier dans la forme : il peut s’agir de « sessions » pratiquées au sein d’un même crew ou de battles, dont l’objectif consiste à se mesurer à des participant.e.s d’autres crews. Toujours est-il que tout se fait en groupe, aux sons de la hype (les cris) encourageant la personne en train de danser. L’échange d’énergie se fait à tous les niveaux6.

Best of Tight Eyez:

https://www.youtube.com/watch?v=_cA9DAVfniI

 

Suisse

2020. Localisation: Europe centrale, 8.6 millions d’habitant.e.s Un pays éloigné tant géographiquement que sociologiquement du berceau de la Krump. Pourtant, la danse trouve ici une résonance particulière. Qui en sont les instigateurs et quelles peuvent bien en être les raisons? Regards croisés avec Alix alias « Bad Liks » et Solie alias « Girl Mainevent »,deux figures de leur génération.

 

Débuts d’explications avec Alix, 34 ans, fondateur du mouvement Krump avec son crew les Warriorz. « Au début, nous n’étions que deux sur Genève, Chris « Dakodak » et moi. Nous avions vu une vidéo des MTV Awards en 2004, au cours de laquelle des krumpeurs dansaient. On a été scotché alors qu’ils n’avaient dansé qu’une minute!  Et comme on avait enregistré l’événement sur cassettes VHS, on arrêtait pas de se repasser le moment. On adorait ». Puis, l’envie de reproduire les mouvements fera le reste. La pratique était encore balbutiante jusqu’à ce que les Yatouman, le nom de leur premier crew, entendent parler de deux autres krumpeurs établis à Bienne, Jaques « Yar Jack » et Salim « Dream » . C’est ainsi que les Warriorz naissent en 2004. 

A partir de là, l’envie de partager leur passion s’étend à toute la Suisse: Entraînements en commun, voyages, compétitions. Une communauté éclot aux quatre coins du pays. En 2008, les Warriorz gagnent les championnats d’Europe et se produisent à un rythme soutenu, les événements occupent tout leur temps. Ils choisissent alors de lever le pied pour former la nouvelle génération. Un autre élément déterminant sera le documentaire Rize7, sorti en 2005, qui authentifiera leur pratique du Krump: « Dès que Rize est sorti, nous avons eu une meilleure vision, on savait que ce nous faisions était juste ». 

Même son de cloche chez Solie, 27 ans, championne du monde de Krump en 2019. Elle raconte avoir été envoûtée par le film. S’il fallait dresser l’arbre généalogique suisse du Krump, Solie pourrait être considérée comme la petite fille d’Alix. « J’ai formé la personne qui l’a formée » précise-t-il.

La danseuse, établie à Martigny, insiste sur le travail fourni. Une notion occupant une place importante au sein d’une communauté assidue à la tâche: «C’est parce que depuis le départ de ce mouvement, nous nous entraînons tous les week-ends, nous voyageons pour des compétitions, nous organisons un événement de danse en Valais, nous avons obtenu des résultats de tout notre travail, ce qui nous a fait connaître internationalement ».

 

Switzerland vs Japan | Crew Final | EBS World Final 2019:

https://www.youtube.com/watch?v=Z2FJUWYK_qo

Et comme pour confirmer les dires d’Alix, Solie évoque également un milieu rassembleur et ouvert: « Dès le départ (…), il y avait des danseurs d’ailleurs, c’est-à-dire Fribourg, Neuchâtel, Lausanne, le Haut-Valais, etc. Donc il n’y a pas uniquement des Valaisan.ne.s» 

« Alix aka Bad Liks » en pleine performance ©️Alix M.

Avant de conclure: «Il y a tellement d’amour, de respect, d’entraide, de rigolade dans notre groupe que les gens le sentent et y restent en général ».

Pour la recette de l’engouement, prenez donc un à un les ingrédients tels que le travail acharné, une implication sans faille, une communauté soudée, une passion intacte ainsi qu’une franche camaraderie. Mélangez le tout et vous obtiendrez un mouvement suisse de Krump, solide à tous points de vue.

 

Queen Twiggz vs Girl Mainevent | Female Final | EBS World Final 2019:

https://www.youtube.com/watch?v=Ahy97zw-smg

 

1Bien que présente au début, la dimension spirituelle est petit à petit laissée au second plan. De nos jours, elle est jugée optionnelle par les adeptes du krump.

2Cynthia Ghorra-Gobin. Multiculturalisme et marginalisation à Los Angeles. De Watts (1965) à South Central (1992). In: Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°40, octobre-décembre 1993. pp. 23-32.

3Littéralement: « Observateur de flics ». Le plus souvent un.e citoyen.ne qui parvient à capturer en photo ou vidéo les images d’agressions policières. Illustré récemment par la tristement célèbre affaire Georges Floyd. En France, le réalisateur Ladj Ly pratiquait le copwatching dans les années 2000.

4Frédéric Martel, De la culture en Amérique, Paris, Gallimard, 2006, (ISBN 2070779319), p. 455

5https://www.lemonde.fr/scenes/article/2018/01/29/le-krump-des-ghettos-de-los-angeles-a-l-opera-de-paris_5248561_1654999.html

6https://www.lenouvelliste.ch/articles/valais/canton/danse-ils-sont-valaisans-dansent-le-krump-et-nous-posent-les-bases-827201

7Film documentaire retraçant l’origine de plusieurs danses, dont le Krump. Réalisé par David Lachapelle, Rize agit comme un véritable détonateur à sa sortie en 2005 et inspire de nombreux.ses aspirants.tes danseurs.ses à travers le monde.

Solie aka “Girl Mainevent”