Jeanne Vicérial, une créatrice à la croisée des mondes
Quarantaine Vestimentaire, Création de Jeanne Vicérial Photographie de ©Leslie Moquin
Au coeur même de la ville de Rome, dans une Italie meurtrie, une vague de couleurs et d’espoir s’élevait à la Villa Médicis. Jeanne Vicérial, créatrice inclassable, nous faisant sans cesse hésiter entre art et mode, coupe court à nos doutes et nous assure que les deux disciplines ne sont pas si éloignées. D’abord costumière, mais aussi chercheuse, et maintenant artiste pluridisciplinaire, la jeune créatrice utilise le vêtement et le corps qu’il recouvre comme point de départ à ses créations définitivement impossibles à catégoriser. Actuellement résidente à la Villa Médicis, elle nous raconte son parcours, mais aussi ce projet à la fois fou et inspirant de Quarantaine Vestimentaire. 40 jours et 40 créations plus tard, Jeanne Vicérial revient sur le confinement, la mode, l’art, l’inspiration, et la futilité qui vit dans la classification. Rencontre à distance avec une créatrice qui transcende les définitions pour nous emmener dans un univers où la créativité dépasse toutes les étiquettes.
Vos productions sont difficiles à définir et à classifier, semblant hésiter entre design vestimentaire et art, comment décririez-vous votre pratique et vos créations ?
En réalité, je ne veux pas poser de limite entre ces disciplines. Je suis avant tout une chercheuse, et je crois que cet aspect de ma carrière me permet de voir mes créations comme une constante expérimentation, une recherche qui implique de travailler avec divers univers. J’ai commencé avec une formation de costumière, et pendant cette période en plus d’apprendre les bases de la confection, j’ai aussi beaucoup étudié l’histoire de l’art. Par la suite j’ai continué mes études en direction du prêt-à-porter, mais je n’ai pas trouvé ma place dans ce milieu. Et puis mon parcours et mes recherches m’ont amené à une production pluridisciplinaire. Je pense que la mode est un domaine très ouvert. Un adjectif relie toutes mes créations, vestimentaire, et je l’adapte à différents univers, gardant le vêtement et le corps comme point de départ. Mes créations jouent avec l’impossibilité même de les décrire, je ne veux pas me limiter.
Votre approche du vêtement se veut innovante, presque futuriste, proposant des nouveaux moyens de production textile, quelle est votre vision de la mode de l’avenir, pensez-vous que les codes vont changer ?
Je pense que le problème de la production vestimentaire actuelle c’est que tout part du vêtement et que le corps doit s’adapter à lui. Je pars du principe inverse et retourne à la base qu’est le corps humain, et adapte la matière à ses formes et ses exigences. Je ne travaille pas avec le tissus, je n’utilise que des cordes et des fils, des matières qui permettent de modeler le corps à la perfection, mais qui sont aussi indépendantes d’une certaine façon. Je ne peux pas toujours avoir le dessus sur elles, et c’est aussi cela qui les rend intéressantes, la matière donne la forme. Mais mon intérêt pour cette pratique est aussi écologique, en travaillant de cette façon je ne produits aucune chute. Pour ce qui est de l’avenir de la mode j’ai l’espoir d’un futur décroissant, où la production réduirait et où le vêtement aurait plus de sens. Où l’individu serait au début de la chaine et le vêtement s’adapterait au corps, et non l’inverse.
Vous êtes résidente à la Villa Médicis, est-ce que cette opportunité d’intégrer une telle institution où se côtoient de nombreux talents a changé la vision que vous aviez de votre propre pratique ?
Je suis tout d’abord très honorée d’avoir pu intégrer cette institution car c’est seulement le second projet de mode qui est accepté là-bas. Ici je travailles avec les structures vestimentaires en lien avec les sculptures de la villa. Mon but est de réaliser une étude anatomique des sculptures féminines, les habiller et leur créer une armure qui viendrait proposer une relecture de l’histoire de la féminité. Mais ce projet est sans cesse en mouvement, c’est une recherche constante. Et bien évidemment d’être entourée d’autant d’influences différentes m’apporte beaucoup. Chacun à son projet mais la vie commune amène à des réflexions sur sa propre pratique. Je côtoie des historiens de l’art, des photographes, et dans une communauté comme celle-ci on est forcément touché par ce qu’il se passe autour de nous. Mais ce que j’apprécie par-dessus tout c’est que pour la première fois je sens que je peux assumer la pluridisciplinarité de mes créations, ici je peux parler d’art, de mode et de design au sein d’un même projet.
Nous avons pu découvrir sur vos réseaux sociaux que vous avez produit une création par jour pendant le confinement, comment cette période a-t-elle affecté votre créativité et vos travaux ? Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet de Quarantaine Vestimentaire ?
Comme partout en Italie à la Villa Médicis nous nous sommes retrouvés coupés du monde, mais je voulais tout de même continuer mes réflexions et mes créations pendant cette période. Il n’y avait plus de public, mais nous étions toujours là, et j’ai alors décidé de montrer mon processus de travail et de créer une pièce chaque jour pendant 40 jours. Chaque matin je réfléchissais à une nouvelle idée, et à la fin de la journée je me retrouvais avec une nouvelle création construite autour d’un vocabulaire de formes que j’ai élaboré. J’ai continué à travailler avec le fil et la corde, mais les conditions étant particulières j’ai du aussi chercher à changer mes méthodes et mes matériaux. Nous avions accès au jardin de la villa, j’ai alors décidé de commencer à travailler avec les fleurs, une première pour moi. La situation en Italie était très compliquée, et j’ai voulu créer une chronique quotidienne, un lieu de création où encore une fois la limite entre art, design, et mode était invisible. Etant données les conditions j’ai du me mettre en scène moi-même et rapidement une photographe vivant à la villa, Leslie Moquin, m’a aidé et nous nous retrouvons aujourd’hui avec une centaine de clichés. C’est un projet qui m’a permis de porter un regard neuf sur ma pratique mais aussi d’expérimenter, étant avant tout une chercheuse cet aspect de mon travail est primordial et cette quarantaine m’a permis d’innover dans ma pratique.
Nombre de vos créations issues de cette période sont éphémères, constituées de fleurs, est-ce que ce moment de pause vous a amené à une nouvelle réflexion sur la mode mais aussi son lien à l’art ? Ces créations semblent appartenir à un monde de l’instant, plus performatif que textile…
De mes créations réalisées pendant ces quarante jours il ne me reste presque rien. Les fleurs étaient éphémères, et même les pièces en cordes ont pris plusieurs visages. Je les considère plus comme des organes vestimentaires, et leur rôle changeait selon les créations. Le caractère éphémère était alors au centre de ce projet, et il ne nous reste maintenant que des photos, ce qui ajoute à cette idée de performance, d’une oeuvre d’art qui n’était pas faite pour durer, qui allait périr mais être immortalisée. Ici le vêtement était presque absent, je pense que ma pratique s’est tournée plus largement vers l’art pendant cette période. Les pièces sont impossibles à porter, périssable, elles ne répondent pas aux nécessités du vêtement. Mais je voulais montrer que cet univers pouvait continuer à exister d’une autre façon pendant cette période, pour moi il s’agissait plutôt de poésie, une manière de faire réfléchir à notre système de consommation sans abandonner mes recherches et le côté esthétique. À mes yeux il était capital de continuer à créer, et ce projet s’est avéré être un lieu d’innovation et de réflexion sans pareil.