Isamu Noguchi, créateur sans frontières

Isamu Noguchi dans son atelier à Gen-
tilly près de Paris, 1927

Photo: Atelier Stone
The Noguchi Museum Archives, 03716
© INFGM / 2021, ProLitteris, Zurich

Il est l’exemple incarné de la dissolution de la séparation entre art et design. Isamu Noguchi est l’un des créateurs les plus importants du 20ème siècle, ayant sans cesse exploré les limites et les liens entre ces deux univers, plaçant l’expérimentation au coeur de son travail. Jusqu’au 8 janvier prochain, le Zentrum Paul Klee de Bern consacre une exposition exhaustive à l’œuvre d’Isamu Noguchi, découpant son travail en dix thématiques, témoins en elles-mêmes de la variété de sa création. Des objets lumineux aux allures d’origami, aux sculptures organiques, en passant par des éléments d’aires de jeux et du mobilier épuré, le designer et artiste américano-japonais nous entraine dans un univers à la frontière des disciplines. En pénétrant dans la halle principale du Zentrum Paul Klee, c’est dans l’esprit du créateur que nous entrons, et dont après nous ne voulons plus ressortir. 

La genèse d’un créateur

C’est un nom qui résonnera comme familier pour beaucoup, mais Isamu Noguchi, en Europe, n’est pas la star qu’il fut et est encore aux Etats-Unis. L’exposition consacrée au designer artiste n’en n’est pas à sa première étape, et atterri à Berne après un passage à le Barbican de Londres, avant de quitter la Suisse pour Lille et Cologne. Une tournée des musées qui vient mettre en lumière le regain d’intérêt pour le créateur dont les lampes emblématiques et le mobilier organique sont aujourd’hui plus que jamais convoités. Un succès qui commence aux Etats-Unis pour ce fils d’auteurs. Né d’une mère américaine écrivaine et d’un père poète d’origine japonaise, il voit le jour à Los Angeles avant de partir avec son père au Japon. Ce n’est qu’après son onzième anniversaire qu’il retrouve les Etats-Unis, mais dès lors la double culture est inscrite en lui, et ses deux influences se retrouveront tout au long de sa carrière. Enfant déjà, il décide de devenir sculpteur, un choix de jeunesse qui allait bel et bien se réaliser pour celui né dans une famille d’artistes, dont la demi-soeur allait devenir danseuse. Une histoire familiale impossible à détacher de son travail où les influences artistiques, les philosophies du design, de ses deux nations se mêlent, où la poésie est omniprésente, et l’art de la scène tient une place de choix. Nomade par nature, il voyage à travers l’Europe, l’Asie et l’Amérique, se formant à Paris auprès de Brâncusi, passant par la Suisse après la Seconde Guerre Mondiale, mais sa notoriété se développe dans ses deux pays d’origine, où aujourd’hui encore il reste l’une des figures majeures du design et de la sculpture. 

Isamu Noguchi
R. Buckminster Fuller, 1929
Bronze chromé
33,7 x 20 x 25,4 cm
Collection Alexandra Snyder-May
Photo: F. S. Lincoln
© INFGM / Penn State University Lib-
raries / 2021, ProLitteris, Zurich

Le maître de l’interdisciplinarité 

Cette exposition est la première d’une telle ampleur à prendre place sur le territoire suisse. Rassemblant une importante sélection d’oeuvres, elle couvre la totalité de la carrière de l’artiste, de ses débuts dans les années 1920 démontrant déjà sa maitrise de la technique de sculpture, à ses travaux les plus récents où l’opposition des matière occupe une place de choix dans ses créations. Lors de sa formation parisienne auprès de Constantin Brâncusi, il apprend des techniques de sculpture nouvelle, mais également à appréhender l’objet dans l’espace. Un trait de sa création qui allait le suivre tout au long de sa carrière, et mener à des objets et oeuvres d’art ayant pour objectif de créer un effet sur l’espace dans lequel ils sont présentés. Ses nombreux voyages ont également largement influencé sa création, notamment celui qu’il réalisa en Arizona dans les années 1940. Il est alors fasciné par le désert et l’effet de la lumière sur le paysage. Après de nombreuses expérimentations où Noguchi tente de transposer cet effet en objet plastique, il aboutit dans les années 1950 aux lampes en papier Akari, signifiant en japonais la lumière dans le sens de la conscience, et la légèreté dans le sens de l’essence. Le Zentrum Paul Klee propose dans son exposition une importante sélection de ces objets lumineux, flottant dans l’espace et dont la lumière vient subtilement modifier l’environnement qu’elle éclaire. Des objets emblématiques à la fois sculpturaux et fruits d’une importante expérimentation dans le domaine du design. 

Isamu Noguchi
Akari, Modèles 27N, 2N, BB3-70FF,
BB2-S1, 14A, BB1-YA1, 31N
Crayon, bambou, métal
Photo: The Kagawa Museum
© INFGM / 2021, ProLitteris, Zurich

Le mobilier et les luminaires représentent une partie importante de la production de l’artiste américano-japonais, et constituent aujourd’hui des classiques du design. Le ZPK nous propose ainsi de découvrir différentes pièces de mobilier où le travail de la matière se fait central, l’objet en soi conservant une forme organique et épurée. Là aussi ce sont ses voyages qui l’ont inspiré, notamment sa découverte des carrières de marbre en Italie et en Grèce le poussant à rechercher de nouvelles formes pour mettre en valeur ce matériau. Le travail de la forme allait lui aussi occuper une importante partie de sa carrière, et se manifester dans des objets de plus petite taille, mais aussi à des échelles bien plus grandes. Noguchi a en effet créé des décors de théâtre et de ballets, appliquant son travail sur l’espace sur la scène. Fasciné par le jeu sous toutes ses formes, il est aussi à l’origine de pièces dédiées à être installées dans des aires de jeux, dont l’une d’entre elle est présentée au ZPK, et est bel et bien un toboggan malgré ses airs de sculptures. Encore une fois, les pistes sont brouillées et les limites entre les disciplines effacées. 

Une exposition vaste qui parvient à rassembler en un lieu unique les différents aspects d’une carrière riche et complète, sans cesse influencée par les voyages de ce nomade dont la curiosité était un bien beau défaut. 

 

Un musée meublé

La scénographie proposée par Fabienne Eggelhöfer, commissaire de l’exposition au ZPK, innove par la liberté qu’elle propose aux visiteurs. Si les commissaires de l’exposition ont bien défini dix thématiques intitulées par exemple « Lumière et légèreté » ou encore « Nature brute et perfection », la halle du musée laisse libre cours à nos déambulations. Nous passons d’un thème à l’autre en contournant les meubles et sculptures, nous baladant non plus dans un musée, mais dans un appartement géant, sans cloisons, meublé par Noguchi. Ici la curiosité du créateur déteint sur nous, et c’est ainsi par une lumière, par une forme, par une texture que nous sommes attirés, hésitant sans cesse entre ces deux termes : art et design. Une césure qui en réalité n’a pas lieu d’être, tout simplement refusée par Noguchi. Sculpture ou table basse, Akari ou aire de jeu, il ne distinguait pas l’art de l’art appliqué, mettant l’accent avant tout sur l’impact de l’objet sur l’espace. Effaçant d’un coup de gomme les murailles bâties entre les disciplines, cet esprit créatif redéfini l’art et le design à travers des oeuvres nous obligeant à accepter que les séparer ne fait aucun sens. 

Isamu Noguchi My Mu, 1950 Seto-céramique 34,3 x 24,1 x 16,8 cm The Isamu Noguchi Foundation and Garden Museum, New York Photo: Kevin Noble The Noguchi Museum Archives, 00212 © INFGM / 2021, ProLitteris, Zurich

Isamu Noguchi, jusqu’au 8 janvier 2023, Zentrum Paul Klee, Monument im Fruchtland 3

3006 Bern, https://www.zpk.org/fr/