En Bourgogne, laisser le temps au temps…

Robert et Jean-Louis Sirugue. © Pierre-Emmanuel Fehr

Oui, mais pas trop avant d’y retourner. La Bourgogne, ce n’est pas seulement quelques domaines spéculatifs, mais aussi les accueils chaleureux, les domaines familiaux, l’équilibre entre expérience des anciens et avancées techniques amenées par la jeunesse. La Bourgogne, région fascinante par l’expression du morcellement de ses climats éclatés: comme le martèlent de manière solennelle tous les vignerons rencontrés: « il faut laisser parler le terroir »! Suite à notre virée printanière, nous vous emmenons chez les trois domaines qui nous ont le plus marqués. Que ce soit sur le sublime millésime 2017 pour les blancs ou l’expressif et solaire millésime 2018 pour les rouges, de grandes émotions. 

« Laisser le temps au temps » 

Cette phrase anodine, essaimée par les différents vignerons visités au cours de notre séjour, nous poursuit. Prend-elle une sonorité particulière dans cette région où les moines ont hiérarchisé sur plusieurs siècles chaque recoin de parcelles? Est-ce parce que certaines de nos plus grandes émotions ont été partagées autour de bouteilles de Bourgogne de plus de 50 ans d’âge? Le Pinot Noir bourguignon a cela de particulier qu’il est insaisissable, suit ses propres cycles imprévisibles, alors qu’une bouteille peut parfois sembler bonne à jeter après 30 ans, mais qu’une autre du double de son âge présente un fruité d’une jeunesse insoupçonnée. Le cépage Pinot Noir convient si bien à cette terre, parce que ce cépage ne s’impose pas, il se fait l’interprète du terroir, capable de restituer toutes ses nuances. «Laisser le temps au temps »… dans un monde dans lequel la quasi-totalité des bouteilles achetées sont bues dans les heures qui suivent, que seuls quelques rares restaurants proposent des vins à maturité, qu’il n’est plus dans les habitudes de garder son vin en cave avant de le déguster quelques années plus tard, si ce n’est dans une stratégie de placement financier... Dans certaines caves de Bourgogne heureusement, rien n’a changé et les traditions perdurent, tout en acceptant l’influence de la nouvelle génération. La région mère du Pinot Noir est toujours aussi passionnante et mystérieuse. Elle ne se dévoile pas facilement, précautionneuse de sauvegarder ce qu’il reste de son essence. Espérons que les spéculateurs, les investisseurs et les droits de succession ne la détruiront pas. En attendant, profitons-en, dégustons, encavons et buvons. 

Domaine Michel Niellon, Chassagne-Montrachet (Côte de Beaune) 

Après deux heures d’autoroute et avec la gorge sèche, nous arrivons dans le village de Chassagne, dernière commune de la Côte d’Or, entre Santenay et Puligny. Ce village ne semble respirer que par les vignes et toutes ses ruelles mènent aux pieds de coteaux, qui produisent des Chardonnay de première catégorie en Bourgogne. Au sommet de celle-ci, Michel Coutoux (gendre de Michel Niellon), qui a repris le domaine en 1990 avec son épouse. Ce domaine de 8 hectares possède de magnifiques 1er Crus et Grands Crus, tout en restant familial (Michel et son épouse sont uniquement aidés de leur neveu Mathieu Bresson et de leur fille Lucie) et rares sont ceux qui peuvent prétendre égaler la concentration et viscosité de leurs plus grandes cuvées. Bien que l’essentiel de ses vins s’arrachent à l’export, Michel Coutoux prend le temps, comme s’il parlait de ses vins pour la première fois, avec humilité et respect de ses terres, « il faut laisser parler le terroir»! Son travail à la vigne est méticuleux et lui permet de ne pas débourber pour garder un maximum de lies dans les cuves ou fûts: «je leur fous la paix, il faut laisser le temps au temps ». Bien que les vins du domaine soient de grande garde, Michel Coutoux est adepte du plaisir certain: « si vous avez du plaisir quand vous dégustez, vous risquez d’être déçus si ça n’a plus le même goût quelques années plus tard. Le vin c’est comme moi, ça finit par se gâter, vous voyez bien mes cheveux blancs ». Nous dégustons ses cuvées sur ce millésime 2017, frais et lumineux. Alors que sa cuvée Village (vignes entre 5 et 80 ans) est fluide et flotte dans les airs, ses 1er Crus nous emportent dans une autre sphère. Le 1er Cru Clos de la Maltroie, légère caresse beurrée, est d’une précision lente qui laisse déjà présager la viscosité si particulière des grandes cuvées de l’appellation. Le 1er Cru les Vergers, libellule virevoltante, est d’une finesse extrême, un chuchotement doux et intelligible. Il trace tout le long de son parcours en bouche, comme s’il scintillait en nous indiquant la voie. Coup de cœur, d’un équilibre parfait sur ce millésime. Son voisin de terrain, le 1er Cru le Clos Saint Jean présente un profil moins floral mais de mirabelle, avec une attaque ronde et voluptueuse; une structure qui laisse présager un grand potentiel de garde. Puis Michel Coutoux nous fait le privilège de déguster le mythique Chevalier-Montrachet Grand Cru (Puligny-Montrachet). Même dégusté jeune, la texture en bouche est d’un autre monde. Le gras s’exprime par une fine pellicule qui recouvre onctueusement le palais; peut-on atteindre une plus belle viscosité? Peut-être après 5-10 ans? Un nez de muguet, d’ananas, une véritable symphonie coordonnée. La bouche est légèrement pétroleuse, d’une longueur interminable. L’énergie qui s’en dégage est si particulière que l’on ne s’y trompe pas: c’est peut-être le plus grand vin blanc de Bourgogne qui est en train de glisser dans notre corps. Ce vin, remède par excellence, devrait être remboursé par les assurances! Michel Coutoux ajoute: « le vin c’est comme l’homéopathie, c’est fait à base de plantes. Finissez la bouteille, vous n’en boirez pas tous les jours ». Deux heures plus tard, il nous congédie avec le sourire de celui qui sait qu’il a rendu heureux ses visiteurs.

Michel Coutoux (Domaine Michel Niellon). © Pierre-Emmanuel Fehr

Domaine Stéphane Magnien, Morey-Saint-Denis (Côte de Nuits) 

Stéphane Magnien n’a pas terminé de manger lorsque nous déboulons dans sa cour, mais le jeune homme qui a repris le domaine en 2008 et raffole du Chasselas du Lavaux, n’en perd pas son sourire bonhomme et pétillant. C’est qu’il a hérité de 4.5 hectares de magnifiques vignes cultivées sainement par sa famille depuis 1897. L’âge moyen de ses vignes est de 50 ans, mais les plus vieilles datent de 1902, et comptent même des ceps de Pinot Tordu (clone du Pinot Noir à peau fine et petits raisins). Chaque année, il est parmi les premiers à vendanger, toujours à la recherche de fraîcheur, puis vinifie avec peu d’extraction pour plus de croquant. Nous dégustons ses cuvées 2018 sur fût, qui confirment son travail et statut d’étoile montante de la Côte de Nuits. Le Chambolle-Musigny Vieilles Vignes (lieu-dit des Athets) est fragile et émouvant. Il reflète bien cette étrange parcelle où se côtoient avec le Pinot Noir, de très vieux ceps épars de Pinot Gris, Pinot Meunier et Chardonnay, car « à l’époque on plantait ce qu’on avait ». Des ceps que Stéphane n’arracherait pour rien au monde, car il aime le côté anarchique et décalé de cette parcelle. Mais la découverte de la dégustation restera sans conteste le Morey-Saint-Denis 1er Cru les Monts-Luisants, climat superbement situé, juste au-dessus du Clos de la Roche: quelle profondeur malgré la trame fine et épicée, une densité phénoménale mais précise, accompagnée par des notes éclatantes de noyau de cerise. Sur ce millésime solaire, ce climat exprime tout son potentiel, entre la sévérité de l’appellation de Morey-Saint-Denis et le fruité recherché par Stéphane Magnien. Puis le trou noir avec le Clos Saint-Denis Grand Cru. Nous sommes aspirés dans la profondeur de la terre dure, sur laquelle Stéphane Magnien se plaît à apporter de la fluidité. Attention, grand vin! Un  jeune vigneron tout en simplicité, qu’il conviendra de suivre de très près. 

Stéphane Magnien. © Pierre-Emmanuel Fehr

Domaine Sirugue Robert & ses Enfants, Vosne-Romanée (Côte de Nuits) 

Après un fort bon souper à la Rôtisserie du Chambertin, terminé par un déglaçage des papilles au Chablis, le réveil très matinal se corse par la réception glaciale et commerciale chez un domaine dont nous tairons le nom. Le contraste qui s’en suit avec le Domaine Sirugue n’en est que plus saisissant! La voix claire et énergique de Marie-France nous parvient de loin « on est en-dessous, descendez à la cave ! ». Quelques marches plus bas, c’est la Bourgogne enchanteresse. Confortablement installé sur sa chaise entre deux tonneaux, le patriarche Robert s’agrippe à sa canne en nous observant avec malice alors qu’il déguste : « c’est bon, ça c’est sûr…! On ne vend pas d’l’eau, ça rouille ». Son fils Jean-Louis est en train de soutirer le Grands Echézeaux Grand Cru 2017. Arnaud le petit-fils est aussi, attentif aux faits et gestes de son père, lui qui apprend de son expérience tout en lui apportant sa technicité œnologique. « Approchez votre verre, vous ne pourrez pas déguster tous les jours du Grands Echézeaux qui coule à flot du tonneau. Non mais allez-y, vous ne pouvez pas déguster avec si peu dans le verre ». Il n’y a qu’un fût de ce nectar. Quel moment inoubliable… le vin semble couler de la plus naturelle des façons dans nos corps, il y a là une véritable harmonie entre vin, terre et hommes. Un grand moment de partage, en toute simplicité. Nous nous prêtons à l’exercice difficile d’enchaîner avec le Vosne-Romanée Village 2016, mais quelle élégance là-aussi, c’est étonnamment charnel pour ces vignes âgées de près de 70 ans. Nous n’en sommes pas au bout de notre plaisir, puisque nous dégustons l’étendard de la maison, le Vosne-Romanée 1er Cru les Petits-Monts 2016. Ce climat se trouve en haut de coteau, juste au-dessus du Richebourg et à côté du Cros Parantoux… C’est ce qui s’appelle être bien entouré! Quelle déferlante, lente et puissante, qui nous couche de manière douce et bienveillante. Robert n’est pas souvent à la cave, il en profite pour déguster ce Petits-Monts et ne s’y trompe pas. La larme à l’œil, il lâche quelques mots le regard perdu : « ahh, c’est vineux, c’est tendre ». Une texture veloutée, une longueur naturelle qui n’a pas besoin de jouer des coudes pour se faire un chemin. Devant notre enthousiasme, Marie-France, la sœur de Jean-Louis, nous propose les millésimes 2017 et 2018 sur ce climat, puis une bouteille à l’aveugle pour notre plaisir et celui de la famille. Tout le monde se prête au jeu, sans trouver du premier coup le millésime. Petits-Monts 1998. Encore une magnifique fraîcheur, mais plus d’âpreté que sur les millésimes récents. On peut constater la belle évolution du domaine à la vinification, aujourd’hui avec une extraction plus douce. Mais Marie-France tient quand-même à nous le rappeler: « il faut laisser le temps au temps ». Nous repartons, avec une seule envie, revenir vite. Rendez-vous est pris, bien avant l’année prochaine.