Du pastel à la scène

Le corps à baleine et une partie de la robe de Madame de réalisée par Valentine Savary, ©Fabrice Huggler

Certains gestes du quotidien nous semblent être d’une banalité effarante. S’habiller chaque matin, en quelques minutes, était chose impossible quelques siècles en arrière. L’habillage, notamment dans les plus hautes sphères de la société, constituait un véritable rituel, pouvant prendre jusqu’à plusieurs heures selon la tenue. Les robes merveilleuses qui habillent les femmes au 18ème siècle sont admirées pour leur beauté et leur virtuosité, mais leur complexité et les contraintes qu’elles imposaient aux corps féminins viennent rarement à l’esprit. Valentine Savary, costumière curieuse et passionnée, décidait il y a maintenant deux ans de se lancer dans une folle aventure : reconstituer de A à Z la tenue portée par Madame d’Epinay sur le portrait peint par Liotard. De cette idée est née une pièce de théâtre, Madame de, où le metteur en scène Fabrice Huggler imagine une histoire du vêtement féminin, de ses atouts, mais par-dessus tout de ses contraintes. Portrait d’une pièce où le costume se fait roi.

Au théâtre, les petites mains qui créent les costumes en coulisses et éblouissent nos pupilles avides sont trop souvent inconnues. Madame de apparait alors comme un contrepied, une production où les projecteurs sont tournés vers les créateurs de l’ombre, où la création elle-même n’est plus simplement accessoire, mais actrice. Madame de, c’est tout d’abord l’histoire d’une costumière passionnée, Valentine Savary, qui découvre lors d’un voyage à Londres la School of Historical Dress, où les couturiers s’attellent à la reconstitution de costumes historiques avec une minutie exquise. « En découvrant cette école j’ai eu envie de ramener ce projet en Suisse, et d’à mon tour créer de A à Z une robe d’époque. J’ai choisi le portrait de Madame d’Epinay peint par Liotard, un pastel qui se trouve au Musée d’Art et d’Histoire. Au départ, il n’y avait que cette robe que je voulais recréer à l’identique, cela en utilisant les techniques de l’époque, ce qui a impliqué un long travail de recherche, notamment pour réaliser les parties de la robe qui ne sont pas visibles sur le pastel. Et puis ensuite, je suis entrée en contact avec Fabrice Huggler, et l’aventure de Madame de a commencé », raconte Valentine Savary. La robe est le personnage central de cette production, le point de départ qui inspira ensuite le metteur en scène, immédiatement attiré par ce projet. Pour Fabrice Huggler, « le rituel même de l’habillage à l’époque était fascinant, et prenait énormément de temps comparé à aujourd’hui. J’ai alors tout de suite imaginé un spectacle autour du cérémonial de l’habillage. » La pièce commence avec l’actrice nue, entourée de trois personnages inquiétants, pensés à l’image des Parques, tissant le destin de cette femme qu’ils vêtissent. Sur scène nous retrouvons Valentine Savary, habillant l’actrice Rachel Gordy, aidé d’un guitariste baroque et d’un danseur, transformant l’actrice à chaque nouvel ajout. « La robe joue le premier rôle de cette production, on assemble au fur et à mesure sa tenue qui vient recouvrir le corps, mais également le modifier, à l’image du corps à baleines, l’ancêtre du corset, qui transforme totalement sa silhouette. Nous voulions parler du vêtement et des rituels du passé, mais aussi avoir un discours critique sur celui-ci, montrer ses contraintes et la prison qu’il peut parfois constituer », explique Valentine.

Portrait de Madame Denis-Joseph Lalive d’Epinay, née Louise-Florence-Pétronille de Tardieu d’Esclavelles, dite Madame d’Epinay (1726-1783), Jean-Etienne Liotard vers 1759. Cabinet d’arts graphiques des Musées d’art et d’histoire, Genève, Don de Charles Tronchin-Bertrand, © Musées d’art et d’histoire, Ville de Genève

C’est alors que le texte imaginé par le metteur en scène prend toute son importance. La pièce pensée comme un monologue, commence avec l’actrice qui s’exprime à travers une voix off, avant de directement prendre la parole et de déclamer ses pensées les plus intimes, à l’image d’un journal auquel elle se livrerait sans retenue. Fabrice Huggler a pioché dans la littérature des siècles passés, citant Madame d’Epinay, mais aussi Zola, Proust, ou encore Rimbaud, qu’il a retravaillé, pour nous parler de l’évolution du vêtement de la femme et de ses critiques. « Je pense que cette pièce est en partie politique, nous parlons d’une contrainte liée à un genre, de vêtements créés pour répondre à des attentes, pour obéir à un patriarcat oppressant. L’auteure Madeleine Pelletier, chez qui j’ai également pioché des extraits, le considère même comme une servitude, une prostitution, et se révolte face à cela. Je pense que ce discours que nous avons tissé est encore très ancré dans la réalité actuelle malgré les décennies qui se sont écoulées depuis l’écriture de ces textes. Le plus récent a été écrit par l’actrice Rachel Gordy elle-même, et encore aujourd’hui on réalise que le vêtement de la femme possède toujours des connotations qui font de lui une sorte de prison », explique Fabrice Huggler. Mais derrière cette critique étalée sur 300 ans d’histoire, Madame de est également une création virtuose, où l’on découvre avec des yeux émerveillés cette robe si complexe, cette prison dorée, qui malgré une triste réalité continue de nous faire rêver.

Madame de, création de Valentine Savary et Fabrice Huggler, les 1, 2 et 3 septembre au Théâtre du Grütli dans le cadre du Festival de la Bâtie, puis du 15 au 22 septembre dans le cadre de la nouvelle saison du Théâtre du Grütli, Rue du Général-Dufour 16, 1204 Genève, www.grutli.ch