Bruno Carroy, artiste de la dégustation

Cheveux argentés, regard bleu rêveur, t-shirt noir, jeans clair. Lorsque Bruno Carroy anime les cours ou ateliers de vin de Terre Œnophile à Genève, il est plus que digeste: rafraîchissant, passeur d’expériences, sans aucune prétention et toujours enthousiaste. Simplement rare dans le monde du vin. Interview avec cet enseignant atypique de la dégustation, diplômé de l’Université du vin de Suze-la-Rousse, 3ème meilleur sommelier Suisse en 1996, bardé de prix en Suisse et en Europe de meilleur formateur en vin, mais surtout, un passionné toujours en quête.

 

Comment est-ce que tu fais pour garder l’enthousiasme après tant d’années passées dans le vin, notamment à donner des cours et ateliers de dégustation ?

Extrait de Mimi, Fifi et Glouglou, petit traité de dégustation, Michel Tolmer, Ed. Epure.

Je ne vais pas dire qu’il n’y a pas de période de doutes… mais il y a toujours la question du sens qui finit par se poser, de l’utilité réelle de ce qu’on fait. En fin de compte, j’ai  la sensation de faire quelque chose qui me correspond pas trop mal même si j’aurais voulu être un Artiiiiiiste ! Mon enthousiasme, je le puise dans la quête du mieux faire car je sais que ces cours et ateliers de dégustation sont largement perfectibles : c’est un peu l’objectif de l’artisan d’arriver au beau geste. Et puis j’ai le sentiment de servir à quelque chose dans la mesure où l’approche et le contenu des cours se distinguent du positionnement des cours souvent très pointus réservés aux passionnés ou ceux un peu trop grand public.

Ce qui me frappe dans tes cours, c’est que tu n’imposes jamais ta vision avec des discours analytiques, mais tu essaies de stimuler les ressentis de chacun. Comment est-ce que tu trouves l’équilibre entre satisfaire ceux qui veulent apprendre tout en encourageant la recherche des émotions personnelles ?

Je pense que c’est con de vouloir imposer une vision en matière de goût. L’idée est d’organiser les ateliers de dégustation pour que les participants vivent une expérience, avec évidement leur propre ressenti, de laquelle découlera une certaine connaissance. Un formateur me disait que la connaissance n’est pas une maladie oralement transmissible… il a raison ! Tu apprends en faisant et tu le fais juste un peu mieux, ou disons plus vite, en étant guidé. Maintenant… je distingue les cours et les ateliers. Durant les cours d’initiation on pose des bases et c’est du coup plus technique. Si le vin est peu acide et que le participant le trouve très acide (ce qui arrive à peu près tout le temps :-)), là il faut intervenir et montrer où se situe le problème d’interprétation. Par contre, je ne vais pas imposer qu’il faut apprécier le vin en question mais juste souligner qu’il est tout à fait équilibré, qu’on a le droit de ne pas l’aimer mais que quand même, c’est du bon !

Qu’est-ce ce serait pour toi un atelier pointu et un autre plus accessible ?

Un atelier pointu c’est par exemple une verticale de Grange des Pères. Seulement des gens déjà bien amateurs vont vouloir payer et participer à une dégustation d’un grand vin rouge du Languedoc. Pour la plupart, cela n’aura aucun intérêt. Ça peut être aussi La Géorgie, phœnix viticole. Ça ne va s’adresser qu’à des passionnés. Par contre Tour d’Italie des grands vins, c’est tout à fait accessible à n’importe quelle personne plus ou moins intéressée par le vin.

Est-ce que selon toi apprendre un vocabulaire complexe de dégustation est parfois contre-productif et formate les émotions ? Quand je propose à certains amis de ne pas forcément essayer de disséquer le vin mais de le décrire par métaphore, cela reflète souvent mieux l’esprit du vin. Est-ce qu’une base de vocabulaire te semble quand-même nécessaire ?

Vaste débat. Ce que je constate c’est que ce sont les personnes initiées à la dégustation qui militent pour une approche plus métaphorique. Or, je trouve que ça va bien marcher pour la personne déjà initiée puisqu’il va suffire de changer de mots mais qu’il y aura quand-même cette connaissance de base qui permet de savoir quoi, comment et quand observer. Ça marchera peut-être moins bien pour la personne qui n’a aucune piste. Ceci dit, je ne milite pas non plus pour un vocabulaire compliqué, loin de là. Je pense juste qu’il faut des clés de compréhension pour mieux faire connaissance avec le vin, progresser et s’ouvrir à des vins moins facile d’approche mais qui vont peut-être procurer plus de plaisir. D’ailleurs, c’est presque un faux débat car tous les sommeliers que je connais n’ont pas du tout un discours compliqué en dégustation. Ça peut même aller dans le discours carrément minimaliste genre « c’est un pétard » ! Donc au final, comme dans tout, une base classique peut aider à se lâcher.

Extrait de Mimi, Fifi et Glouglou, petit traité de dégustation, Michel Tolmer, Ed. Epure.

La dégustation s’axe aujourd’hui souvent démesurément autour du nez, au détriment de la texture en bouche. Si je me rappelle bien tu m’avais dit une fois que pour toi le nez c’est l’esprit du vin et la bouche, son corps. En somme, pourquoi restreindre les plaisirs que le vin peut nous procurer ?

Oui, perso j’attache autant d’importance aux arômes qu’aux diverses sensations tactiles, chimiques, thermiques, plus une idée générale d’énergie propre à chaque vin, d’ampleur aussi. Sans les arômes je ne vois aucun intérêt au vin ni à la nourriture d’ailleurs, sauf pour la survie bien sûr. Et sans texture, le vin n’a pas non plus d’intérêt. Sinon c’est un peu comme si on appréciait que le corps de sa compagne ou compagnon sans aucun intérêt pour ses mots. Ce serait un peu triste à terme. L’inverse finirait aussi par poser problème. Après, il faut juste ne pas trop se focaliser sur le « nez »  et tenter à tout prix de citer une foultitude d’arômes. On va observer la complexité, la pureté, la typicité. Si on met le doigt sur une odeur précise tant mieux (ça aide à mémoriser le vin), sinon pas grave. D’ailleurs, plus le vin que tu dégustes est grand, plus subtil il sera et donc difficile à lire.

Est-ce que tu penses que les plus grands plaisir en dégustation passent par un apprentissage et un raffinement des connaissances ? Ou j’aime/j’aime pas peut être aussi puissant ?

J’aime/j’aime pas, c’est naturel. Rien à en dire a priori, sauf si ça devient une posture. Genre « de toute façon moi pas besoin d’aller chercher plus de connaissances, j’aime/j’aime pas, point ». Ça reste toujours respectable mais par contre ça n’avance à rien car on peut aimer des mauvais produits ou penser qu’on les aime étant donné qu’on n’a peut-être pas pu les comparer. Et souvent, nous n’aimons pas des produits qui, à terme, pourraient nous donner bien du plaisir. Et puis, « on »  aime en général ce qui est doux, réconfortant, enfantin… le fast food (pain mou, sauce sucrée, viande grasse) ou le café en capsules, souvent sans acidité ni amertume. Une bonne partie de production de vin est guidée par le goût actuel du consommateur et va produire ce que certains appellent des « vins Coca Cola », parce qu’on sait que ça plaît. Donc attention ! Que se passe-t-il s’il n’y a plus assez de gens pour apprécier les vins avec une acidité et tanicité naturelle ? Le vin de terroir fait clairement partie des produits qui demandent une initiation pour être bien apprécié car il y a cette acidité et cette amertume qu’il est difficile d’apprécier spontanément. Mais c’est un sujet complexe et sensible. J’ai croisé quelques personnes qui tout simplement n’aimaient pas le vin; et bien il s’agissait pour la plupart de personnes ayant « bon goût », qui n’appréciaient pas le vin car elles n’en avaient jamais bu d’intéressant. Moi non plus je n’aime pas le vin, selon ce qu’on va me proposer…

En parlant de vin intéressant, comment est-ce que tu t’y prends pour entraîner les participants à décortiquer les degrés de qualité des vins ?

Par la comparaison ! Et en axant la dégustation très clairement sur les… disons 4 points essentiels pour attraper ces différences de qualité : complexité, volume/intensité, longueur, qualité de la fin de bouche. En clair, si le vin est simplet aromatiquement, plat, court et séchard en fin de bouche, on ne va pas crier au miracle !

Ça passe aussi par des dégustations spécifiques à des terroirs ou des cépages uniques ? 

Oui, mais en général toujours en faisant des comparaisons. Ça permet de mieux comprendre les spécificités, par exemple en comparant la force tanique du Cabernet à une Syrah et un Pinot Noir, ou un Saint-Emilion à un Médoc, etc.

Les vins que tu compares en dégustation ne sont pas forcément les mêmes que tu aimes boire entre amis. Est-ce que le terme de buvabilité a un rôle à jouer là-dedans ?

On appelle aussi ça  l’indice de « picolabilité » ! Oui, ça peut être très différent mais tout dépend de ce qu’on attend de la bouteille qu’on va ouvrir entre amis. Il peut y avoir une différence nette entre déguster et boire même si les deux actes se chevauchent à mon avis. Boire c’est pour moi déjà un acte nutritif : il faut que le vin me donne de l’énergie. Je cherche à me sentir physiquement mieux après le premier verre. C’est d’ailleurs tout l’intérêt pour moi des bons vins naturels, leur coté vivifiant. Maintenant, je ne suis pas non plus adepte des vins « glouglou », c’est-à-dire des vins très légers et fluides dont la principale qualité est de soi-disant désoiffer. Respect total pour ces vins mais moi j’ai besoin d’un peu de race, d’un peu de texture et de longueur.

Tes plus beaux vins bus en dégustation ?

La liste serait longue mais les grands vins de plus de 50 ans d’âge et qui sont toujours en vie procurent une émotion particulière. Château d’Yquem 1935 et Château Lafite Rothschild 1947 sont deux beaux souvenirs de dégustation. Tu dégustes pas du vin là, tu touches les étoiles. En millésime plus récent, un des plus grands vins que j’ai dégusté c’est l’Ermitage Cuvée Cathelin 1998 de Jean-Louis Chave, un vin d’une profondeur incroyable, une rareté.

Tes plus belles émotions dans une soirée entre amis?

Liste bien longue aussi… Pour citer un vin blanc cette fois-ci, un vieux Savagnin Ouillé 1998 de Pierre Overnoy (Jura). Une intensité, une complexité et une longueur incroyables ! Même chose avec les vins jaunes du Jura; peu de vins me procurent autant de sensations…

Quelques domaines coup de cœur en Suisse?

Il y a beaucoup d’excellents vins en Suisse, difficile de citer tout le monde. J’aime beaucoup les vins de Thomas Studach (Grisons), du domaine Cornulus (Valais) et j’ai toujours eu un faible pour la cuvée Grain Noir de Marie-Thérèse Chappaz (Valais). Mon ami et intervenant chez Terre Œnophile, Marc Balzan fait des vins naturels remarquables avec sa compagne Andrea. Leur Pinot Noir Le Clos est un des meilleurs Pinots Noirs de Suisse.

À Genève ?

Je suis très intéressé par les vins à tendance « nature » que certains domaines expérimentent avec succès depuis quelques années maintenant, comme Damien Mermoud, Paul-Henri Soler ou encore le domaine des Curiades.

Il y a pas mal de vins bio, biodynamiques et dits « nature »  dans ceux que tu cites. Il y a une vision que tu préfères ou c’est surtout le travail de la terre qui compte, qu’elle soit en agriculture conventionnelle ou non ?

Ce qui compte pour moi c’est le résultat dans le verre. Je m’aperçois simplement qu’il y a plus de vie, plus de nuances dans un vin à tendance bio, biodynamique ou encore nature. Encore faut-il bien sûr que ce soit fait avec talent, maîtrise et sincérité. Sinon, globalement je fais effectivement partie de ceux qui pensent que pas grand-chose de très bon ne peut sortir d’une terre morte.

Le vin est aussi aujourd’hui un sujet de discussion de bonne société, dont l’usage est bien différent d’une certaine consommation à l’antiquité, plus rituelle, du partage d’une expérience cognitive, une ouverture à une autre dimension, à la beauté, au sacré. Est-ce que tu retrouves dans certains aspects du monde du vin aujourd’hui encore une approche spirituelle ?

Cette approche dont tu parles était réservée à une élite. La classe paysanne ne buvait pas la même chose, pas de la même façon et pas dans le même but. La dimension spirituelle fait à mon sens bien partie de l’attrait du vin pour les amateurs de vins de terroir (qu’il faut distinguer du vin de consommation de masse qui a toujours existé et domine totalement la production en volume). D’ailleurs, une soirée de dégustation avec plusieurs participants a quelque chose de la communion… On est là ensemble à partager une sensibilité similaire, un attrait pour le mystérieux et un moment d’ouverture sur le monde sensible. Amen 🙂

Après tout ce que tu as dégusté, comment ne pas être blasé ? Un vin simple peut-il encore te toucher?

Bien sûr que oui ! Si le vin est cohérent avec lui-même et s’il est mis en valeur dans les bonnes circonstances. Ça fait aussi partie du plaisir, de la quête de l’amateur, de toucher à quelque chose de « juste ». Certains disent qu’en fait l’amateur de vin est en quête de vérité ou d’une vérité en tout cas.

Extrait de Mimi, Fifi et Glouglou, petit traité de dégustation, Michel Tolmer, Ed. Epure.

Afin de ne vexer personne lors d’une soirée, comment décrirais-tu un vin au goût standardisé, ni bon ni franchement mauvais?

Ça va dépendre des circonstances mais en général, je vais m’abstenir de commenter, si je peux éviter… ce qui en soi est un commentaire !

Pour finir, une de tes métaphores en atelier ?

Je compare volontiers un vin avec Madonna ou Kate Moss ou encore à une danseuse étoile ou à un rugbyman… Sinon la dernière en date qui a bien fait rire : « ce vin sent la jeune belette planquée à 200 mètres derrière un sapin »!