Beyrouth conjugue le design

Beyrouth – Les temps du design au MUDAC – Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains

C’est un des secrets du design les mieux gardés. À Beyrouth, dans cette ville à l’histoire complexe et mouvementée, est né dans les années 1940 un véritable mouvement du renouveau. Alors que le pays écrit une nouvelle page de son histoire, la capitale libanaise fait naître de nouveaux quartiers, attirant architectes-designers qui allaient donner forme et vie à un design aujourd’hui presque disparu. Et puis la guerre, les destructions, et au début des années 2000, une ville qui une nouvelle fois renaît de ses cendres. Les designers sont de retour, produisent des pièces d’une grande rareté, qui nous parlent de l’histoire d’un lieu, de l’histoire personnelle de chacun dans cette ville inclassable. Le MUDAC nous ouvre les yeux sur ce pan inconnu de la culture de Beyrouth. Une production d’une grande qualité, qui encore aujourd’hui ne transcende que rarement ses frontières. Beyrouth – Les temps du design, est bien plus qu’une exposition d’objets. C’est une leçon d’Histoire racontée par ceux derrière les objets qui la jalonnent. 

 

Beyrouth – Les temps du design au MUDAC – Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains

Vestiges du passé
En montant les marches qui mènent à l’espace d’exposition du MUDAC, nous sommes immédiatement transportés dans la capitale libanaise. Affichée sur le mur, une carte monumentale de la ville nous accueille. Sur celle-ci, des points, puis des cartes postales, des documents d’hôtels, nous font partir à la découverte d’un passé glorieux, où Beyrouth, au lendemain de son indépendance en 1943, décide de faire place à la modernité. Les nouveaux quartiers situés à l’Ouest de la ville n’ont rien à voir avec le centre marqué par une urbanisation mêlant Empire Ottoman et protectorat français. À l’inverse, le pays a pour volonté de projeter les 13 communautés religieuses qui l’habitent dans un futur à l’idéologie commune. La richesse apportée par les pipelines de pétrole accélère les choses, et de 1943 à 1975, date de début de la guerre civile, Beyrouth se transforme. Ainsi, des hôtels de luxe apparaissent, des nouveaux quartiers sont bâtis, et c’est ici que s’installent les architectes-designers qui allaient donner forme à cette modernité tant recherchée. Et pourtant, moins d’un siècle après le début de ce chamboulement, il ne reste que peu de traces de ces décennies dorées. La guerre civile est passée par là, et Marco Costantini, commissaire de l’exposition, se lance alors dans une véritable chasse aux trésors pour reconstituer la trame de ce passé disparu. « Pour moi ce projet a commencé un peu par hasard. J’avais inclus une pièce d’un designer libanais dans une de mes expositions au MUDAC, puis j’en ai rencontré une autre à Paris, et je me suis alors demandé ce qu’il en était de la production contemporaine au Liban. Ça, c’était il y a dix ans. Et puis un voyage à Beyrouth plus tard, la découverte d’un design d’une énorme richesse dont personne ne semblait conscient, et le projet d’exposition prenait racines. Il aura fallu huit ans pour le mettre sur pied, des années de recherches et de rencontres, de hasard et de chance, qui ne sont en réalité que le début d’un travail colossal » confie-t-il. Car oui, Beyrouth – Les temps du design, n’est pas une simple exposition. C’est également la première recherche réalisée sur le design du Liban. Tout commence alors avec les designers contemporains que le commissaire découvre à Beyrouth. Mais une interrogation lui vient alors, pourquoi cette ville et pas une autre ? C’est ici que commence le voyage vers le passé, à la découverte d’une capitale qui allait accueillir des architectes-designers venus d’ici et d’ailleurs, certains originaires du pays, d’autres venus d’Europe. La première partie de l’exposition fait revivre à travers les documents retrouvés ces hôtels disparus, cette architecture moderne, mais aussi le mobilier alors créé par ces mêmes architectes enfilant deux casquettes. Magazines, photographies, plans, interviews, et quelques objets, dont certains ont été sauvés in extremis de la décharge par Marco Costantini, à l’image des chaises Quo Vadis designées par le duo italien Piccaluga. On retrouve également les travaux de Raymond Soriani et Jean Royères, ou encore une image du célèbre lustre la Torche de la culture de Sami El Kazen. Un voyage vers le passé qui témoigne d’une production intense dans le domaine de l’architecture et du design, dont les vestiges ici présentés constituent les premières pièces d’un plus large projet : la création d’archives du design au Liban. Une idée qui en a fait naître une autre. En effet, il n’en existe pas non plus pour le design suisse, le MUDAC a alors récemment entamé la constitution d’une archive du design roman.

Sami El Kazen, The Torch of Cultur, ap. 1965 Collection privée © Courtoisie Bonhams 2022

Résurgence du présent
La seconde partie de l’exposition nous entraîne dans le temps présent. Dans une scénographie signée par le studio libanais Ghaith & Jad, inspirée de la ruine et de ce qui peut en naître, nous nous retrouvons face à près de 70 pièces contemporaines, imaginées par 14 studios de designers. Une curation qui s’est révélée d’une grande complexité. « Il nous a fallu être très flexibles concernant les objets présentés. Au départ, la condition était qu’ils aient été créés par des designers installés à Beyrouth et dont la production se déroulait dans le pays. Mais l’explosion du port le 4 août 2020 a tout changé. De nombreux designers sont partis à l’étranger, des pièces ont été détruites, l’une de celles exposées ici a été endommagée. Nous avons dû reprendre le corpus à zéro. Cette difficulté vient cependant poser la question suivante : comment surmonter l’état de crise à travers la création ? L’histoire du Liban est complexe, et chacune des pièces présentées dans cette partie vient parler de cette histoire, et de l’expérience personnelle de chacun des designers » commente Marco Costantini. La réalité d’un état de crise qui impacte le design. En effet, ici pas de production de masse, mais des objets de collection, uniques ou produits en séries très limitées, conférant au design du Liban une valeur hors du commun. Nous découvrons dans ce labyrinthe à l’esthétisme exquis des créations de Karen Chekerdjian, Richard Yasmine, Thomas Trad, mais aussi Carla Baz ou encore Carlo Massoud. Des noms que vous ne connaissez peut-être pas encore, mais dont les créations risquent de laisser une trace indélébile dans votre esprit.

Beyrouth – Les temps du design au MUDAC – Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains

Promesses du futur
La crise qui touche actuellement le pays n’a pas mis fin à sa production, mais à l’inverse voit naître des initiatives. C’est le cas du projet Minjara, installé dans la ville de Tripoli, dans l’ancienne foire de 1974 laissée à l’abandon suite au début de la guerre. Dans cet espace dessiné par Oscar Niemeyer, c’est un centre pour le travail du bois qui a été créé. Rassemblant ébénistes et charpentiers, mais aussi designers, ce lieu d’émulation créative réunit ces artisans prodigieux et les créateurs d’aujourd’hui. Nous retrouvons ainsi l’héritage du Moyen-Orient, avec des pièces en bois bénéficiant de techniques complexes et ancestrales, s’associant à des formes contemporaines objets de tous les désirs. Un alliage entre héritage et avenir qui se manifeste également dans la dernière pièce de l’exposition : une chaise pensée par les jeunes créateurs d’Exile Collective. Un design simple et efficace, qui se projette à merveille dans le futur. Pensée pour être totalement produite au Liban, cette simple chaise est en réalité un engagement social, politique et économique. Créant de l’emploi, elle est vendue à bas prix, dans un emballage petit et pratique, en faisant un objet universel produit localement. La boucle est ainsi bouclée, mais l’histoire du Liban et du design est quant à elle loin d’être terminée.

 

Beyrouth – Les temps du design
Jusqu’au 6 août 2023
MUDAC – Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains
Place de la gare 17,1003 Lausanne
www.mudac.ch