Yes he Cahn !

Aviel Cahn — ©GTG / Nicolas Schopfer

C’est dans un lobby feutré que nous a reçu celui qui, à 43 ans, est sur le point de reprendre la direction du Grand Théâtre de Genève. Directeur de l’Opéra de Berne à seulement 30 ans, Aviel Cahn connaît un parcours fulgurant qui l’emmènera en Chine, en Finlande et en Belgique. Après dix ans à la tête de l’Opéra des Flandres, le zurichois s’apprête à quitter Anvers pour s’établir en nos contrées, chargé d’une mission complexe à la hauteur de ses ambitions : diriger la plus grande institution culturelle de Suisse romande. C’est à l’occasion d’un passage dans sa future cité d’adoption que nous avons eu le plaisir d’un entretien chargé de clairvoyance, dans lequel Aviel Cahn nous présente son projet pour le Grand Théâtre, sa vision pour une Genève de culture, la jeunesse et la création qu’il veut y insuffler et les inépuisables challenges qu’il relèvera.

En neuf ans d’activité, vous avez abaissé l’âge moyen du spectateur de l’Opéra des Flandres de 54 ans à 48 ans. Comment comptez-vous également rajeunir le public genevois ?

Comme partout, je pense qu’il est nécessaire de faire de même à Genève. Ce n’est pas évident, et pourtant on constate déjà que l’Opéra des Nations a abaissé la moyenne d’âge et diversifié le public. Outre l’emplacement géographique, c’est un bâtiment moins intimidant que le Grand Théâtre, ce qui a joué un rôle. Il ne représente pas le passé, à l’inverse de nombreux théâtres lyriques. Afin de poursuivre sur cette voie de rajeunissement et de diversification, nous allons proposer des projets au public en étant attentif à la manière dont nous les proposons, c’est à dire comment nous communiquons et comment la maison se présente.

Vous attachez beaucoup d’importance aux formes contemporaines des arts vivants. Comment diversifier et dépoussiérer l’opéra ?

Contrairement à Anvers, Genève n’est pas une ville de mode. En revanche, elle accueille de nombreuses institutions culturelles avec lesquelles nous cherchons à établir des liens forts ou les intensifier. Nous souhaitons développer des collaborations pluridisciplinaires avec les hautes écoles, les musées, les festivals et les théâtres. Il est essentiel de se renforcer les uns les autres au lieu de se considérer dans une logique de concurrence. Pour cela, il faut que nous parlions un langage commun. Nous avons beaucoup travaillé là-dessus en Flandres et nous allons relever ce défi avec la scène genevoise.

Votre prise de fonctions suivra de près le redéménagement de la chaleureuse salle des Nations à l’intimidant temple de la place de Neuve. Est-ce un frein à l’attrait de la jeunesse ?

Je ne pense pas que nous perdrons le public que l’Opéra des Nations a attiré. Une personne qui a découvert et apprécié l’art lyrique suivra sans problème l’institution à la place de Neuve. Mais dans son rayonnement général, il faut que nous réfléchissions sur les façons de rendre attractif un lieu où beaucoup ne savent ni comment s’habiller ni comment se comporter. C’est un « temple sacré » qui devrait être un lieu pour tous, qui s’adresse à l’ensemble de la population. Ce bâtiment ne représente pas le monde urbain d’aujourd’hui, mais nous le rendront vivant en organisant des activités dynamiques qui ne se cantonneront pas à la scène principale : workshops, conférences, petits concerts, évènements dans les foyers, développement de l’offre gastronomique et visites guidées. Comme en Flandres, nous allons combattre les préjugés sur l’opéra et montrer que tout le monde y est le bienvenu.

Vous avez grandi à Zurich. À seulement 30 ans vous dirigiez l’Opéra de Berne. Un parcours influencé par l’efficacité et le pragmatisme. Genève est connue pour ses conflits institutionnels entre la Ville et le Canton. Pourquoi avoir choisi cette ville ? Est-ce un challenge ? Pensez-vous que l’on peut y créer le consensus ?

On va voir ! Je vais essayer d’apporter ma contribution et mon pragmatisme aux batailles politiques dont les institutions telles que le Grand Théâtre ne devraient pas être victimes. Apaiser ces conflits fera partie de mon travail et je chercherai à être un go-between. Nous travaillerons avec les responsables de la culture afin d’éviter les tensions dans une période à laquelle les initiatives culturelles sont nombreuses et prometteuses à Genève, avec entre autres la Cité de la musique, le Pavillon de la danse et la Nouvelle Comédie. C’est une situation unique en Suisse. Il n’y a pas cela à Zurich et s’il y a un moment clé pour la culture à Genève, c’est bien maintenant !

Avez-vous envisagé de prendre les rênes de la maison d’opéra de votre Zurich natale ?

Premièrement, le poste n’était pas ouvert. Si j’avais eu le choix entre Zurich et Genève, je ne sais pas ce que j’aurais décidé car la question ne s’est pas posée. Toutefois, dans mon travail, j’apprécie d’arriver quelque part avec une vision fraîche. Venir faire de la culture à Genève est intéressant car je ne connais pas trop intimement le terrain et me permets d’apporter des idées nouvelles. Un terrain trop familier, duquel on connaît tous les détails depuis toujours, est un frein à l’inspiration. Genève, pour moi, est la ville la plus éloignée de Zurich sur le plan des mentalités et c’est cela qui la rend intéressante !

Quand vous pensez au Grand Théâtre, cela vous évoque-t-il un moment marquant d’opéra ?

Enfant, j’ai été très marqué par une performance de Luciano Pavarotti au Grand Théâtre, que j’ai vue à la télévision. Il chantait un air du Ballo in Maschera de Verdi, qui d’ailleurs sera le dernier opéra de la saison en cours à Genève. J’ai par la suite beaucoup fréquenté le Grand Théâtre, à la période de Jean-Marie Blanchard, lorsque je vivais à Berne. Je me souviens notamment d’une production de La maison des morts de Janáček qui avait eu un impact très fort sur moi.

Comment prépare-t-on une saison pour une maison où l’on ne travaille pas encore ?

C’est un défi de taille, car nous avons besoin évidemment de l’accord de l’actuelle équipe pour chaque chose que l’on souhaite faire. Nous ne connaissons pas encore toutes les équipes de terrain, ce qui rend les aspects pratiques plus compliqués. Ici, c’est encore plus complexe en raison du déménagement qui intervient en même temps. Les délais, heureusement, ne sont pas trop serrés. Cela fait plus d’une année que je travaille sur ma première saison, ce qui m’aura laissé deux ans d’anticipation. C’est à la fois une chance et un handicap, car une partie des responsables des différents départements partent à la retraite en même temps que Tobias Richter et devront être remplacés l’été prochain. Certes, cela me permet de venir avec mes équipes, mais ces gens qui s’en vont ont une précieuse connaissance des rouages de la maison ! La préparation est un long travail, raison pour laquelle je viens souvent sur place.

Vous avez grandi dans une famille où la culture avait une grande place. Plus jeune, imaginiez-vous faire la carrière qui est la vôtre aujourd’hui ?

Je l’espérais !

A quel âge les arts lyriques ont-ils pris le dessus sur le reste ?

C’est intervenu très tôt ! Je viens d’une famille où la musique classique avait une grande place, pourtant mes deux frères ne sont pas du tout tombés dedans. Mon père était journaliste culturel et fréquentait de nombreux artistes, qui venaient souvent à la maison. On m’a emmené au théâtre – tant lyrique que parlé – dès mon plus jeune âge et j’ai vite accroché. Avec les reportages à l’étranger de mon père, nous avons vécu la culture de manière très internationale. À neuf ans, nous avons fait un road trip en Tchécoslovaquie soviétique pour visiter les villes natales des grands compositeurs. Je garde un souvenir extraordinaire d’un petit bijou de théâtre baroque dans la ville natale de Smetana. Ces expériences ont marqué ma curiosité pour la musique et le théâtre de différents pays. Ceci m’a mené à travailler en Chine, en Finlande et en Belgique, tant de terrains inconnus que j’ai voulu découvrir. D’ue certaine façon, c’est ce que je fais maintenant à Genève, où il est d’une certaine manière étrange de voir débarquer un Zurichois ! Mais c’est un défi qui me parle, avec une volonté de retourner aux sources de la Cité : qu’est-ce qui fait Genève ? Quelle est la place du Grand Théâtre ? Ce sont les premières questions que je me suis posées lorsque j’ai décidé de me porter candidat.

Hugues Gall était politologue. Tobias Richter a une formation de philosophie. Vous êtes docteur en droit. En quoi selon vous les sciences humaines sont-elles un atout pour un directeur de maison d’opéra ?

Le droit, c’est une science humaine ? [rires] Je pense que c’est toujours bien de ne pas être « l’idiot d’un seul métier ». L’interdiscipinarité est essentielle et le droit me fournit une base de fonctionnement et de réflexion très utile pour être le manager d’une grande institution. Bien sûr, ce n’est pas cette discipline qui m’a donné mes connaissances du lyrique, mais ma fréquentation de l’opéra et ma formation de chant. Le droit m’aide à m’ancrer dans une réalité politique, financière, ainsi que dans un rapport aux responsabilités que représente l’institution. En tant que juriste, je suis très sensible à l’importance de la gestion d’une institution qui reçoit autant d’argent public : nous avons un devoir envers toute la population de la région.

Souhaitez-vous offrir une place de choix aux créations contemporaines ? Quelle sont les clefs pour la réussite d’une telle production ?

Nous allons chercher à en faire beaucoup, vous verrez lorsque je présenterai notre première saison ! Pour toucher le public, il faut être actuel, donc pour une nouvelle création je ne choisirai pas des thèmes vus et revus tels qu’Hamlet ou Phèdre. Je vais chercher des problématiques de nos jours, pour intéresser les gens en abordant des thèmes qui les touchent. La qualité globale de la production est bien sûr l’élément clef du succès d’une création.
J’aime le risque car je pense qu’il rend un projet intéressant. Je ne suis pas sûr que Genève aime le risque, mais c’est moi qui le prendrai et à Genève de découvrir ce que j’ai à lui offrir, céder à la curiosité, aller voir les pièces. Bien sûr, il est plus difficile de remplir la salle lors d’une création contemporaine, mais heureusement la presse est là et en parle.

En quoi cela est-il un challenge par rapport aux grands classiques ?

Le Grand Théâtre est une marque qui peut être perçue comme élitiste et vieillissante, une marque de qualité qui ne se destine qu’à quelques uns. Ce phénomène n’a pas été assez combattu au cours des vingt dernières années. Nous allons y travailler, mais cela ne se fera pas en un jour. J’ai quelques projets dans la poche qui ont pour vocation d’ouvrir l’institution ; cela prendra du temps. Si le Grand Théâtre devient un lieu où l’on sait que l’on sera surpris, inspiré et émerveillé, où l’on sait que l’on découvrira l’inconnu et l’enrichissant, alors on s’y rendra pour cela et non pour revoir un tube déjà vu dix fois et dont on connaît toutes les mélodies par cœur.

Ne craignez-vous pas qu’un souffle trop novateur érode un mécénat déjà vieillissant à Genève ? Comment assurer le financement d’une créativité au souffle nouveau ?

Cela demande beaucoup de travail. Aujourd’hui, lorsqu’on pense au mécénat genevois, c’est surtout à certaines familles qui accord un précieux soutien depuis toujours. Mais si, chez ces mécènes privés, les parents sont très généreux, la continuité n’est pas assurée par la génération suivante qui, bien qu’elle connaisse et ait fréquenté l’opéra, ne s’y intéresse plus. Nous devons donc être attentifs aux nouvelles tendances afin d’attirer de nouveaux sponsors tels que des entreprises privées, banques, etc. Bien sûr, ils ne veulent pas financer des routines : ils veulent des projets. C’est en portant de tels projets qu’on attire des fonds privés et qu’on élargit le soutien du public. Alors qu’en restant une institution élitiste, on court le danger de perdre même nos soutiens publics dans les années à venir.