WITH MY BODY : DE CHAIR & D’ESPRIT

Roméo Mivekannin, Après Vallotton Femme à la Rose, 2025, Acrylic on velvet, 140 x 180 cm. Courtesy Roméo Mivekannin, Private Collection, Geneva. ©️ Galerie Barbara Thumm
Il est des expositions que l’on traverse sans qu’elles laissent de trace, et d’autres qui s’imposent à nous, qui remuent, qui restent. « With My Body », présentée à la galerie Gowen, appartient à cette seconde catégorie. Vivantes, viscérales et vibrantes, les œuvres s’émancipent de leur support pour respirer, dialoguer et nous atteindre là où l’on ne s’y attend pas. Prenant pour ancrage la représentation du corps, elles explorent ses métamorphoses, ses mémoires, ses blessures et sa puissance vitale. Cinq artistes s’y livrent avec une intensité rare : Ayana V. Jackson, Bruno Gadenne, Roméo Mivekannin, Marta Zgierska et Sophie Ryder. Par leur pratique, ils tissent une narration visuelle à la fois charnelle et transcendante. Une expérience poétique et sensorielle à vivre jusqu’au 1er novembre.
En entrant dans la galerie, impossible de ne pas être instantanément happé par l’impressionnante œuvre de Roméo Mivekannin (né en 1986 à Bouaké, Côte d’Ivoire). Dans « Kimono Rouge after George Hendrik Breitner », un homme est allongé, kimono écarlate, bouquet de fleurs jaunes à la main. En reprenant la composition du tableau « Fille en kimono rouge » du peintre néerlandais George Hendrik Breitner (1857–1923), Roméo Mivekannin se glisse littéralement dans l’histoire de l’art. Là où la jeune fille détournait le regard, son autoportrait fixe le spectateur droit dans les yeux. En revisitant les icônes du canon européen – de Manet à Gérôme, en passant par Vallotton – l’artiste interroge la mémoire, l’identité et l’héritage colonial. Cet acte intime et politique réactive la présence des figures noires longtemps marginalisées ou marchandisées, forçant le spectateur à affronter la violence du regard colonial. Travaillant sur des draps usagés, des batiks et des toiles de jute trempés dans des élixirs inspirés des rituels vaudous béninois, il insuffle à la matière une mémoire à la fois spirituelle et terrestre. Dans ce qu’il décrit comme un « hommage et une effraction », l’artiste s’insère littéralement dans le cadre pictural pour réaffirmer son existence.

Ayana V. Jackson, Sea Lion, 2019, Archival pigment print on German etching paper, 156 x 110 cm. Courtesy of Ayana Jackson and GOWEN. ©️ The Artist and GOWEN
Descendante d’une des premières familles africaines établies aux États-Unis, Ayana V. Jackson (née en 1977 dans le New Jersey) explore la construction de l’identité raciale et de genre à travers la photographie. Son travail revisite les codes du portrait de cour en se plaçant elle-même au centre de l’image. À la fois politiques et sensibles, ses autoportraits deviennent des contre-récits où le corps retrouve sa voix et sa souveraineté. Dans sa série « From the Deep : In the Wake of Drexciya », elle imagine une civilisation aquatique issue des femmes africaines enceintes jetées à la mer pendant la traite atlantique. Avec force et onirisme, elle transforme la tragédie en renaissance sacrée. En collaboration avec la designer sénégalaise Rama Diew, elle conçoit des costumes mêlant divers matériaux – tissus wax hollandais, plumes, perles, sacs de jute et plastiques recyclés – évoquant les échanges textiles précoloniaux tout en présentant une conscience écologique contemporaine. Entre révolte et révérence, son œuvre tisse les mythes, la mémoire et la matière pour réaffirmer la dignité et la puissance du corps noir.

Bruno Gadenne, Le bassin vert, 2021, Oil on canvas, 130 x 160 cm. Courtesy of Bruno Gadenne and GOWEN. ©️ Bruno Gadenne
Bruno Gadenne (né en 1990 à Cavaillon) aborde le corps à travers le paysage. Peintre et explorateur, il parcourt des territoires reculés pendant de longs mois, observant la lumière, la matière et les variations infimes de la nuit. De retour à son atelier, il réalise des toiles où la nature devient un miroir silencieux, une extension de soi et un espace de méditation. Sa peinture, riche en résonances atmosphériques, révèle un rapport intime presque spirituel entre l’homme et son environnement.

Marta Zgierska, Untitled, from the Post series, 2016, Pigment print, Hahnemühle Photo Rag Pearl, 130 X 92.9 cm. Courtesy of Marta Zgierska and GOWEN. ©️ Marta Zgierska
Par sa pratique, Marta Zgierska (née en 1987 à Lublin, Pologne) transforme la douleur en langage plastique, la blessure en art. Photographe et performeuse, elle a survécu à un grave accident qui l’a profondément marqué. Ses œuvres, d’une froideur presque clinique, sondent la vulnérabilité du corps, le poids du traumatisme et la pression sociale d’un corps contraint à une perfection impossible.

Installation View, With my Body, GOWEN, Geneva, CH. © Julien Gremaud
Enfin, Sophie Ryder (née en 1963 à Londres) fait dialoguer mythologie et humanité. Son univers peuplé de figures animalières anthropomorphes interroge la part d’animalité en chacun de nous. Après avoir présenté deux sculptures monumentales en fil de fer devant l’entrée principale d’Art Paris en avril dernier, la galerie Gowen expose à Genève « Lady Hare », une sculpture en bronze mêlant le corps de l’artiste à celui d’un lapin. En réinterprétant les mythes universels – du Minotaure aux divinités hybrides – Sophie Ryder explore une féminité instinctive et puissante.
Entre chair et esprit, blessures et renaissances, « With MyBody » propose un voyage viscéral où le corps devient mémoire, matière et métaphore du vivant.
With my Body – Bruno Gadenne, Ayana V. Jackson, Roméo Mivekannin, Sophie Ryder, Marta Zgierska
Jusqu’au 1er novembre 2025
Galerie Gowen
Grand-rue 23, 1204 Genève
