Trop beau pour s’y assoir ! Quand le design se fait art
Chaise imaginée pour le métavers et qui sera manufacturée dans le monde réel, par Andres-Reisinger
Dans un monde où nous avons pour ainsi dire tout, le nécessaire a fait place au plaisir. Créer ne se résume alors pas à l’utile, mais tend vers un absolu différent, où la créativité elle-même est placée au centre de toutes les attentions. Avec cette mouvance générale, l’univers du design a évolué avec son temps, le beau succédant au pratique, le concept à l’utile. Des chaises inconfortables aux lampes qui n’éclairent rien, en passant par des matériaux parfois inadapté, le design, notamment dans l’univers du mobilier, s’émancipe peu à peu des fonctions premières de ses objets. Aujourd’hui les designers osent, tentent, bousculent les codes, pour aboutir à des projets se rapprochant de plus en plus de l’art. La beauté a supplanté l’utile, et tout à coup notre mobilier fait plus que représenter notre identité et nos goûts : il s’admire pour ce qu’il est et triomphe, seul, restant inutilisé, comme une toile de maître accrochée au mur. Décryptage d’une évolution qui célèbre la création.
L’artification de l’objet
Et si tout devenait art ? C’est le postulat qui semble de plus en plus clairement planer au-dessus de notre société. Dans un monde où la haute-couture se fait sculpture, où l’architecture se fait défi, où les NFTs règnent en maîtres, l’art prend des formes toujours nouvelles, élargissant à chaque instant sa définition. Si l’artification de la mode se fait de plus en plus évidente depuis quelques décennies, l’univers du design, peut-être encore plus confidentiel, semble suivre la même voie de l’artification de l’objet. En effet, au départ, le mobilier, les accessoires de notre quotidien, tout comme la mode, portent en eux une première fonction pratique. Une chaise pour s’assoir, une table pour manger, un verre pour boire. Mais comme tout domaine, le design innove, et magnifie. En recourant à l’âge d’or des rois de France on constate que les métiers d’art sont omniprésents, visant à rendre beau l’objet. Si la dorure et le travail du bois sculpté en sont alors les moyens d’expression, le design d’aujourd’hui, des siècles plus tard, semble vouloir aller encore et toujours plus loin.
Quand l’esthétique prend le dessus
Avec la montée en puissance des réseaux sociaux à l’image de Pinterest, mais aussi la naissance des influenceurs et l’obsession contemporaine de partager son cadre privé, nos intérieurs sont devenus de véritables carte d’identité. Les confinements à répétions à travers le monde n’ont fait que renforcer ce désir du beau dans notre nid douillet, et le design s’est encore plus popularisé. En parallèle, le design, notamment dans le domaine du mobilier, est depuis de nombreuses années un terrain d’innovation par excellence qui tend de plus en plus vers une artification évidente. La recherche du beau, du différent, de l’identité esthétique de l’objet prend alors le dessus sur sa fonction première.
Dans le domaine du mobilier, les chaises et canapés restent un exemple parfait. Aujourd’hui, le confort et la practicalité laissent la place aux matériaux racés et aux formes organiques. Les objets de la collection OBJ du designer Manuel Bañó, en particulier les chaises en métal et à l’inclinaison rendant toute assise inconfortable, visent à un nouvel objectif dans le monde du design : ici la chaise est bien plus qu’un objet sur lequel s’asseoir. À l’inverse, elle s’admire, et ne s’utilise pas, à la fois pour son caractère inconfortable, mais aussi en raison du changement de sa fonction. Par le choix de son matériau, son traitement, son design, elle est plus qu’une assise : la chaise OBJ est une oeuvre à part entière.
Le lieu de vie devient alors une galerie, qui présente à la fois qui nous sommes à travers nos objets, mais qui se fait également lieu d’exposition. Pour les designers, l’esthétique, dans un monde où les objets nécessaires à notre quotidien existent déjà tous, augmente encore d’un cran et la beauté, l’originalité, font la différence alors que le métier de designer attire toujours plus les jeunes générations.
Un objet à admirer et à ne plus utiliser ?
Un problème se pose alors avec toute cette esthétique qui envahi nos intérieurs. Ces meubles peuvent-ils encore vraiment s’utiliser ? Ou sont-ils passés dans la catégorie des oeuvres d’arts à admirer de loin sans les toucher ? Le prix de certaines créations, qu’il s’agisse de lampes, de canapés, de tables, ou d’autre objets de mobilier, est exorbitant chez de nombreux designers. Acheter une lampe dessinée par Dean Norton, un sofa imaginé par Studioforma, ou une table basse Monogram devient rapidement un investissement des plus importants, conférant une valeur nouvelle au mobilier. Tout à coup il est plus précieux, et consciemment ou non il devient difficile d’interagir avec son intérieur avec la même aisance et candeur qu’en vivant dans un showroom Ikea. Le code barre qui fait chauffer le compte en banque change notre rapport à l’objet qui n’est plus simplement objet. L’artification se manifeste à la fois par l’innovation, l’apport d’esthétique, la recherche de la beauté au-delà de la fonctionnalité, mais aussi par la valeur marchande de ces produits. Ne plus oser s’assoir sur son canapé parait excessif, et pourtant, dans une société où la consommation semble incapable d’être réfrénée, rendre sa valeur réelle à l’objet pousse à en prendre le plus grand soin.
Le design semble alors prendre une direction de plus en plus évidente vers le monde de l’art en empruntant ses valeurs. À l’image de la mode, il s’éloigne peu à peu de ses fonctions premières, et s’élève vers des sphères plus haute, refusant de se contenter de remplir une fonctionnalité pratique. Quand la chaise, la lampe, la table basse, s’apparentent à une toile de maître.