Serwan Baran, l’écho des ombres

Serwan Baran dans son exposition à Analix Forever en septembre 2025. L’artiste irakien face à deux de ses grands formats tous deux issus de son exploration picturale des migrations, du poids du collectif, et de la solitude (c) DR
Il peint comme on arrache un souffle à la noyade. Serwan Baran n’invente rien : il saigne ses souvenirs. Bagdad dans les veines, la guerre dans les poumons, l’enrôlement comme un fardeau, l’exil comme un alphabet. De ces cicatrices, il a tiré une peinture brute, une écriture de blessures. Chez Barbara Polla, à la galerie Analix, il dévoile “Trip to the unknown” : un cortège d’hommes seuls, valises creuses et âmes béantes, happés vers un horizon sans contour. On y entre lesté de ses fuites invisibles, on en ressort marqué d’une vérité nue : nous courons tous, valises de vide à la main, vers un inconnu commun.
Tête à tête entêtant avec ce poète-peintre qui coud l’âme, comme on drape un silence de rouge, un cri de bleu, un exil de grâce.
Votre travail semble tissé de souvenirs — ou de ce qu’il en reste. Quelle est, pour vous, la place de la mémoire dans la création ? Peignez-vous pour retenir ce qui fuit… ou pour donner forme à l’oubli lui-même ?
La mémoire est toujours présente dans mon processus. Mais je ne cherche pas seulement à me souvenir. Je peins pour transformer, pour déplacer ce qui est douloureux vers une autre forme. Oublier n’est jamais possible, mais l’art permet de donner une nouvelle peau aux cicatrices. Je peins pour que la mémoire ne soit pas un poids, mais une métamorphose.
La valise revient comme un motif récurrent dans votre œuvre. Mais ici, elle pèse d’un autre poids — celui des souvenirs serrés, des blessures repliées, des vies suspendues. Pourquoi ce symbole ? Que contient, pour vous, une valise pleine d’exil ?
La valise n’est pas qu’un objet. C’est une mémoire compacte : des souvenirs, des rêves, des blessures. Pour ceux qui quittent leur terre, tout tient là-dedans. Mon rôle n’est pas d’illustrer la souffrance, mais de montrer la dignité de ces existences déplacées.

Serwan Baran, sans titre (série bleue), 2025 Huile sur toile brute, 2025. L’une des œuvres majeures de la série bleue, où les corps masculins errent, porteurs de mémoire, entre abstraction et narration (c) DR
Comment conciliez-vous le réel et l’imaginaire dans vos toiles ?
Je pars toujours du réel, d’un fait, d’une photographie, d’un souvenir. Mais je refuse de le figer. Je veux que mes personnages puissent respirer, qu’ils échappent au documentaire. L’imaginaire leur rend une liberté que la réalité leur a volée.
Quelle place la résilience occupe-t-elle dans votre œuvre ? Est-ce une réponse intime à la douleur…
La résilience n’est pas un mot abstrait. C’est accepter de porter ce qui nous est arrivé, sans l’effacer. C’est transformer la douleur en lumière, même fragile. Dans mes tableaux, je cherche cette étincelle — le moment où l’humain tient debout malgré tout.
Lorsque l’on peint à partir des blessures d’autrui, soigne-t-on… ou risque-t-on de raviver ? Comment habiter cette douleur sans la voler
Parfois, je ressens de la culpabilité, parce que je peins à partir de la douleur des autres. Je me demande : en ai-je le droit ? Est-ce que je rajoute à leur peine ? Mais quand je vois quelqu’un se reconnaître dans cette douleur, dire : ‘Ça me ressemble’ — je sens alors que ce n’est pas de l’exploitation, mais du partage.

Portrait de Serwan Baran, devant l’un de ses triptyques rouges, 2025 Un regard calme et pénétrant. L’artiste pose devant ses figures en marche, nimbées de rouge — couleur de chair, d’exil, de lutte, de vie (c) Mina Sidi Ali
Quel rôle joue l’imperfection dans votre esthétique ?
J’aime l’art où l’on sent la main humaine, l’imperfection. Quand on voit un fil qui dépasse, une couleur qui manque — ça ne diminue pas la beauté, au contraire, ça lui donne du sens. Parce que l’être humain est imparfait, inachevé. Et l’art devrait refléter cela.
Votre rapport au temps semble très organique. Comment naît une œuvre chez vous ?
Je travaille lentement, je n’aime pas me presser. Chaque pièce prend son temps, comme un enfant qui grandit. Parfois, je laisse une œuvre de côté pendant des mois, puis j’y reviens avec un autre regard, un autre état d’âme.
L’art est-il pour vous un lieu d’aveu ? De vulnérabilité ?
Pour moi, l’art est un espace où je peux être sincère. Je n’ai pas peur d’apparaître vulnérable, je n’ai pas peur des questions ni de l’ambiguïté. Les gens aiment la clarté… mais moi, je trouve la beauté dans ce qui reste inexpliqué.
Qu’est-ce qu’un tableau inachevé vous permet de dire que la finition ne pourrait pas ? Est-ce une forme de pudeur… ou un espace laissé ouvert à la rêverie de l’autre ?
Les tableaux que je laisse inachevés sont souvent ceux qui attirent le plus les gens. Quand tu vois un vide, tu veux le remplir. Quand tu vois un silence, tu veux l’écouter. Je n’aime pas tout donner. J’aime que le spectateur continue l’histoire à sa manière. Une toile peut être un cri, une prière, ou juste un silence. Je ne veux pas la réduire à une seule fonction. Je veux qu’elle soit libre — comme un oiseau, qui va où il veut, et revient quand il veut. Ainsi, je préfère laisser certaines questions ouvertes, même dans mes œuvres. Je n’aime pas quand une pièce se justifie trop. Je veux qu’elle pose des questions, pas qu’elle réponde. Quand l’art répond trop, il devient un discours — plus une émotion.
L’incertitude fait-elle partie du processus de création ?
Parfois, j’expose une œuvre et j’ai peur. Peur du regard des gens, des interprétations. Mais l’art ne peut pas réussir s’il est trop sûr de lui. Il doit oser, trembler, se remettre en question. Sinon, il reste juste une belle image accrochée au mur. La vraie trace ne vient pas du bruit, mais de la sincérité. J’aime les œuvres qui restent en toi, même une fois que tu as quitté la salle. Pas celles qui choquent, mais celles qui murmurent… et ne te quittent plus.
Exposer une œuvre, est-ce aussi un arrachement ? Un deuil ?
Chaque œuvre que j’expose, c’est comme si je disais adieu à une partie de moi. Je ne la revois jamais de la même façon. Je ne peux plus la toucher sans ressentir une sorte de pincement. Mais c’est ça, l’art : donner… puis laisser partir. Coudre… puis couper. Créer… puis se détacher
Y a-t-il un souvenir marquant sur cette exposition?
Une fois, une petite fille s’est arrêtée devant une œuvre sans parler. Puis elle m’a dit : “Ça me fait comme quand je suis seule à la maison, et qu’il n’y a pas un bruit.” Cette phrase a allumé quelque chose. J’ai compris que même un enfant peut ressentir, même s’il ne peut pas expliquer.
“Trip to the unknown” de Serwan Baran
Jusqu’au 31 octobre 2025
Analix Forever
Rue du Gothard 10, 1225 Chêne‑Bourg
