Résilience artistique

The Teacher de Farah Nabulsi ©DR

Brut et important le dernier film de Farah Nabulsi  – The Teacher – raconte l’histoire d’un peuple étouffé, avec pour résilience comme dernier refuge. Cette réalisatrice britannico-palestinienne a choisi le vecteur du cinéma pour le raconter. Elle y va à fond, dans les tréfonds de son pays et de son histoire, sans ambages et avec une sincérité artistique et naturelle. Cette vie qui est la leur et qu’elle distille dans son dernier opus, The Teacher, mettant en lumière la tragédie et les difficultés de la vie en Cisjordanie occupée. Une histoire de perte et d’amour, juxtaposée à une quête de liberté entrelacée. Primée au BAFTA et nominée aux Oscars pour son premier court-métrage The Present, elle est la voix d’un peuple attaché à préserver son identité. Pour être entendue et pour exister, elle prend sa caméra, interroge la guerre, explore la colère et le chagrin.
Rencontre de toute urgence.



Vous avez étudié la finance et avez travaillé dans ce domaine pendant une bonne partie de votre vie. Pourquoi avoir décidé de tout quitter pour faire du cinéma ?
Pour être honnête, je n’ai pas vraiment eu le choix. Je me suis sentie obligée de raconter ce dont j’ai été témoin et l’injustice colossale qui se déroulait sous mes yeux. Vous savez, je suis née, j’ai grandi et j’ai étudié au Royaume-Uni. Petite, avec mes parents, nous nous sommes rendus plusieurs fois en Palestine, puis après la première intifada, plus rien pendant 25 ans. Il y a environ 10 ans, j’y suis retournée pour la première fois en tant qu’adulte. J’y ai redécouvert mon héritage, ma culture, la maison de mes ancêtres, mon sang… Ça m’a complètement changée ! Il m’a fallu quelques années d’allers-retours pour absorber ce qui se déroulait sous mes yeux. J’ai passé beaucoup de temps sur le terrain avec le peuple, qui a vécu toutes les choses que je raconte dans mes films. Je ne pouvais donc tout simplement pas retourner à ma vie remplie de privilèges, comme si je n’avais jamais su ou compris ce qu’il se passait. Alors j’ai dû faire un choix, et je l’ai fait.

The Teacher a été tourné plusieurs mois avant le début de la guerre. Quelle était votre intention première en le réalisant ?
L’une des principales raisons pour laquelle ce type d’injustice est autorisé à perdurer aussi longtemps et à une telle échelle est que les gens ne sont pas assez impliqués émotionnellement avec les Palestiniens. Et je pense que c’est probablement le cas pour tous les préjudices qui sont autorisés à se perpétuer. Quand les gens ressentent peu, ils s’engagent peu dans des actions concrètes pour mettre fin aux oppressions. Alors, en tant que cinéaste, mon intention est d’embarquer le public dans un voyage émotionnel. Le principal moyen que nous, en tant que société, pouvons utiliser pour amener les gens à agir pour une cause ou aux côtés de ceux qui subissent une injustice, c’est à travers le cinéma, c’est à travers l’art, vraiment. Parce que l’art parle au cœur et non à la tête.

Comment percevez-vous le rôle de l’art dans le discours autour de la guerre et dans l’émancipation du peuple palestinien ?
L’art est appelé soft power pour une bonne raison. Il a le pouvoir de déconstruire les stéréotypes et de tordre le cou aux idées préconçues, tout en redonnant une voix à ceux qui ont été réduits au silence ou ignorés. Pour moi, le moyen de communication le plus puissant que le monde n’ait jamais connu est le cinéma. En racontant des histoires à travers le cinéma, à travers l’art, on se réapproprie son récit et on ne permet plus qu’il soit détourné. C’est un moyen de se raconter au monde, dans notre cas, de parler de notre culture, de notre manière de vivre, et de rappeler que les Palestiniens vivent, aiment, respirent, rient, comme n’importe qui d’autres sur cette terre.

Le film a été tourné entièrement en Cisjordanie occupée dans un contexte et un environnement politique très complexe. Quels étaient les défis sur le terrain et comment avez-vous géré la logistique en tant que femme, Palestinienne et réalisatrice ?
Réaliser un film indépendant, peu importe où vous vous trouvez dans le monde, est extrêmement compliqué, que ce soit sur le plan pratique, logistique ou financier. Si on parle du fait que je suis une femme dans une industrie essentiellement masculine, la dynamique est la même que je tourne à Londres ou en Palestine. En revanche, tourner dans des territoires occupés comme la Cisjordanie nous a confrontés à des complexités que vous ne trouveriez nulle part ailleurs dans le monde, comme les postes de contrôle et les barrages routiers israéliens… Ces obstacles ont contribué à créer des tensions sur le plateau, surtout lorsque des événements réels, comme les bombardements à Gaza, se déroulaient au même moment que notre tournage. Tout le monde était sur les nerfs et anxieux. Un matin, en allant travailler, j’ai vu une famille qui se tenait debout devant leur maison fraîchement démolie par l’armée israélienne. Encore une fois, un événement que l’on retrouve dans le film. Donc, je devais m’assurer que l’on pouvait terminer le film, rester positif et garder tout le monde en sécurité. Ce qui est beaucoup de stress et beaucoup de responsabilités, tant sur le plan physique que sur le plan artistique.

Quel message souhaitiez-vous transmettre à travers ce film ?
Je n’ai aucun message en particulier si ce n’est embarquer les auditeurs dans un voyage émotionnel dans l’espoir de susciter de l’intérêt et les inviter à s’interroger sur la vie et les expériences des personnages, ainsi que sur les choix qu’ils ont faits. Et se demander, « et moi, si j’avais été dans cette situation, quels auraient été mes choix ? Qu’aurais-je fait par amour pour mon enfant ? Si je le perdais, que serais-je prête à faire pour le récupérer ? » Aussi, je crois que le film a la capacité d’établir un contexte, généralement absent des discours, et qui est pourtant tellement important. Surtout depuis les sept derniers mois de massacre que nous observons à Gaza.

En tant que mère, comment expliquez-vous la situation actuelle à vos enfants ?
Mes enfants sont adolescents maintenant, mais je leur ai expliqué ça au fil des années et de différentes manières. Je ne suis pas trop insistante sur le sujet. Je les ai emmenés en Palestine où ils ont pu observer ce qu’il se passait de leurs propres yeux. Je n’ai eu pas besoin de trop parler, si vous voulez. Ils ont regardé The Teacher deux fois. Je suppose que, d’une certaine manière, je leur ai expliqué ce qui se passe à travers mon art. Comment faire autrement ?

Avez-vous encore espoir ?
Je garde toujours espoir, même si nous assistons actuellement à un possible génocide et à la douleur absolue. Je conserverai toujours l’espoir. Pour être honnête, je n’ai pas vraiment le choix. Si je perds espoir, je deviens folle.

The Teacher de Farah Nabulsi
Un chef-d’œuvre à découvrir en streaming dès le mois de septembre 2024
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