Racines affines
La vinification, science ou art? Pour l’artiste brésilien Vik Muniz, c’est une évidence, la création d’un bon vin est indéniablement imprégnée de créativité! Convié à une résidence dans un vignoble de la maison de champagne Ruinart à Reims, cet artiste-alchimiste no limit en matière de support (confettis, sauce chocolat, ketchup ou encore poussière récupérée dans un musée) a dévoilé en mars dernier Shared Roots, six œuvres photographiques créées en collaboration avec l’enseigne à bulles de renom. L’artiste épicurien y exploite et magnifie les relations humaines et naturelles entre les vignerons et les vignobles ainsi que le terroir. La plus ancienne des maisons de champagne soutenant depuis sa création la vie artistique – on pense notamment au célèbre affichiste Alphonse Mucha figure de proue de l’Art nouveau (1896) – cultive cette démarche depuis 2008 en donnant carte blanche à des artistes contemporains, tels Erwin Olaf (2016) ou encore Liu Bolin (2018). Cette année Ruinart convie, pour une carte blanche inédite, Vik Muniz à s’associer au chef de cave de la maison, Frédéric Panaïotis et le chef deux étoiles David Toutain. Entretien tonique avec un artiste aux talents multiples capable à partir de fragments de paysages, objets et bouts de textes disparates de créer une image inspirée!
Quelle thématique avez-vous privilégiée pour cette carte blanche en collaboration avec le chef de cave de chez Ruinart, Frédéric Panaïotis ?
J’étais très curieux de travailler avec des gens qui sont passionnés par ce qu’ils font et qui évoluent dans des univers complètement différents du mien. Je suis sans cesse en quête d’apprentissage et j’adore découvrir de nouveaux corps de métier. Ainsi, j’ai travaillé avec des scientifiques, des poètes, des écrivains, des parfumeurs. Je pense que ce contraste crée beaucoup de richesses. Pour la collaboration avec Ruinart, j’ai souhaité travailler sur l’idée de la morphologie des arbres. Quand j’ai rencontré Frédéric Panaïotis, il savait tout à ce sujet. Il peut en dire autant sur les feuilles simplement en les regardant. J’ai été très inspiré par la richesse des connaissances de ce chef de cave. Nous regardons la nature, les arbres et les ceps de vigne avec passion. Frédéric s’attarde sur la morphologie botanique et moi, j’analyse l’aspect visuel de la plante. Nous regardons la même chose mais la voyons différemment. Mon travail est une bataille constante entre l’assemblage des petites parties et la composition dans sa totalité. L’un ne va pas sans l’autre. Ici, mes images représentent ces ceps de vigne, tenus par des mains aussi noueuses que le bois de Frédéric Panaïotis. La dureté du végétal et des chairs est renforcée par des superpositions de morceaux de charbon, eux-mêmes issus de la vigne. L’ensemble, une fois scanné et agrandi, constitue une allégorie de la complexité des étapes de production du champagne.
Pour la première fois, Ruinart lance Food for Art, un programme innovant associant art et gastronomie avec pour objectif de créer des expériences culinaires s’inspirant des collaborations artistiques et des différents vins de la Maison. Comment s’est ainsi organisée celle avec le chef David Toutain qui a également été associé au projet?
L’histoire relève d’une coïncidence très amusante! Avec ma femme Malu, nous avons un pied-à-terre à Paris et avant de venir parler du projet avec Ruinart nous souhaitions tester une nouvelle adresse culinaire sur Paris la veille. Nous en avons trouvé un au hasard pas très loin de chez nous, il s’agissait du restaurant de David Toutain. L’expérience a été mémorable! C’est génial d’aller essayer une table quand on vous le recommande mais c’est encore mieux lorsque vous n’avez aucune attente et que vous découvrez un lieu tel que celui de David Toutain. Le lendemain du dîner, l’équipe de Ruinart m’a demandé si je connaissais un chef pour participer à la collaboration. J’ai spontanément proposé David et quelle n’a pas été ma surprise de découvrir que c’était le premier de la liste des chefs que Ruinart avait créée!
Quelles sont vos racines communes?
Nous vivons dans un monde d’images – nous voyons des visuels tout le temps à travers nos téléphones. Mais en quoi une image est-elle une œuvre d’art? Je pense que c’est quelque chose que nous partageons. Lorsqu’une personne va au-delà de ce qui se fait habituellement, elle sort de son univers. David Toutain ne fait pas que cuisiner, il prépare des aliments qui vont amener les gens à une réflexion sur la nourriture. Frédéric Panaïotis ne produit pas que du vin, il fait du vin qui pousse les consommateurs à réfléchir sur la fabrication de ce dernier. Ce qui me semble intéressant ici, c’est que, lorsque j’ai rencontré ces deux personnages, ni l’un ni l’autre ne souhaitait se limiter à fabriquer ce qu’il sait faire! Il existe une volonté chez chacun d’entre eux d’aller au-delà. Ainsi, l’image devient art lorsque vous la regardez, et vous ne percevez pas seulement l’image de l’art, cela vous incite à changer votre façon de voir les choses. Mon expérience avec ces deux – Frédéric et David – reflète un peu tout cela. Je me souviens d’une conversation avec un photographe japonais, également expert en antiquités asiatiques, Hiroshi Fujimoto. J’étais assis sur une chaise. Il m’a dit que lorsqu’il est assis sur une chaise, il pense à l’arbre que ce dernier était autrefois. Je n’oublierai jamais cela. Par exemple, quand tu manges, tu essaies de penser à l’origine des aliments qui composent ton assiette. J’ai continué à user de cette approche dans mon travail. Ainsi, lorsque vous dessinez un arbre, vous réalisez un croquis avec quelque chose qui provient du sujet en soi. Votre dessin représente dès lors un cycle complet. Je trouve cela magnifique que d’une nature morte physiquement, matériellement, surgisse une idée vive qui fasse perdurer cette nature.
En tant que personne profondément investie dans la compréhension de la relation qui existe entre mon esprit et mon environnement, qu’elle soit naturelle, sociale ou autre, je pense que nous tous – artistes, scientifiques, chefs, journalistes – essayons de faire sens entre la réalité et l’esprit. Nous vivons dans une crise de la réalité. Je le sens. Il y a un déficit de réalité assez alarmant. Bien que nous ne puissions pas contrôler ou remédier complètement à cela, ma solution est toujours d’être très expérimental à ce sujet. Et je pense que travailler et sortir du créneau de l’art contemporain a toujours été très enrichissant pour moi. J’ai collaboré avec des personnes dans un dépotoir, je travaille maintenant avec des réfugiés au Bangladesh et là à l’instant, je travaille avec des personnes spécialistes en champagne. L’idée d’ouverture est très importante et j’adore faire partie de projets comme celui-ci; lorsque vous avez ce type d’opportunité qui s’offre à vous, il faut bien évidemment la saisir!
Shared Roots se rendra à plus de 30 foires d’art, dont Frieze et Art Basel, avant de retourner chez Ruinart.
www.ruinart.com
http://vikmuniz.net