LE CŒUR OUVERT TOUT EN COULEURS : ENTRETIEN AVEC TARA ULMANN

©Tara Ulmann

En septembre dernier avait lieu la promotion des bachelors de l’ECAL. Pour la première fois, le prix Pierre Keller fut décerné afin de récompenser le travail le plus particulièrement engagé. Ce prix d’encouragement a été attribué à Tara Ulmann, une jeune photographe en herbe née à Genève d’une mère iranienne et d’un père suisse, dont le travail de diplôme « Chère Liberté, éloge au Pardon » questionne la représentation du corps féminin à travers la performance du corps dans l’espace.

Comment est né ce travail ? 

Ce travail est né durant le confinement. À travers cet enfermement, j’avais un besoin assez immense au début de remplir le vide qui m’envahissait en raison de cette situation hors norme, extraordinaire. Personne n’avait de réponse pour l’avenir, ni mes parents, ni mes enseignants, ni la télé, ni les médecins alors c’était évident pour moi qu’il fallait que je me retourne vers la lecture. Je me suis nourrie de podcast politiques et engagés, et enfermée dans ma chambre d’adolescente, je me suis retrouvée dans cette vue à 360 degré de ma propre personne, et c’est là que j’ai commencé à comprendre que c’était dans ce territoire qu’il fallait que je creuse pour avoir les réponses à mes questions. 

 

Peux-tu nous en dire plus sur ton travail de diplôme ?

Dans Chère Liberté, éloge au Pardon, il y a la virgule qui dissocie deux parties : la question politique de la liberté, quelque chose de l’enfermement auquel on n’a plus accès, comme dans une prison ; et ensuite dans cet espace cloisonné, il y a eu le découlement de mes réflexions qui sont devenues très primaires notamment en raison du fait que j’étais chez mes parents, c’est là où toutes les questions des caractères transgénérationnels dont j’ai hérité et qui se répètent de mère en fille sont arrivées : la culture du combat, du viol et de ce que c’est que d’être une femme forte et indépendante. J’avais cette vision de la solo warrior par ma mère à travers un prisme qui m’avait été imposé dans une culture occidentale puisque je suis née à Genève. Donc en fait, je m’adresse à la liberté, je m’adresse à tout ce manque, à tout ce que je n’ai pas eu mais je pardonne et pardonner c’est lâcher prise et tirer un trait, c’est abolir cette histoire pour pouvoir en créer une autre, d’où aussi le choix final de la séquence, de laisser une ouverture sur une éventuelle suite, sur la maternité, l’enfantement, le fruit qu’on ne voit pas encore et qu’on ne verra peut-être jamais.

©Tara Ulmann

Comment travailles-tu ?

Mon travail mêle beaucoup de médiums et je pense que c’est quelque chose qui illustre assez bien ce qui attire mon œil. On revient sur cette question de performance. Pour déconstruire le corps, je ne pouvais pas me poser sur un trépied ou avoir des objets trop lourds donc j’opte pour l’IPhone qui me permet d’utiliser mon corps comme trépied, et ainsi d’obtenir des cadrages déconstruits. Il y aussi la question du rapport au temps et à l’espace. Ce travail n’aurait jamais pu naître dans un rythme normal, ni dans un studio à l’école puisqu’ici j’habite un espace et je l’envahis pendant une certaine durée : c’est une observation assez monomaniaque et obsessionnelle de choses de la vie de tous les jours où j’ai commencé à prendre le dessus sur cette banalité et d’y amener des touches parfois plus romanesques. 

 

Comment décrirais-tu ton regard sur la féminité ?

Je pense que mon rapport à la féminité a énormément évolué au fil du travail. Je suis encore tiraillée entre des notions traditionnelles transmises par ma mère, ce qu’on attendait de moi et cette liberté de pouvoir être qui j’ai envie d’être. Je me suis aussi rendue compte des fragilités et des inégalités qu’il y a au sein de nombreux discours politiques, engagés au nom de la Femme, et même après ce travail, j’ai réalisé que s’auto-éduquer afin de se construire ce n’est pas toujours évident surtout notamment quand on fait partie de cette classe de femmes qui n’est ni entièrement racisée, ni entièrement occidentalisée, d’être née ici mais de ne jamais se sentir chez soi. 

 

Que peut-on te souhaiter pour le futur ? 

Des épaules bien carrées.