Fausse Solitude

Edward Hopper, Monring Sun, 1952

Aujourd’hui j’écris depuis mon canapé. Une tasse de thé fume sur la table basse, et des miettes de crackers au fromage lui servent de compagnon. Dehors il fait grand beau, et je refuse de me plaindre. Je peux sortir sur ma terrasse, aller dans mon jardin, sans prendre de risque, ni pour moi, ni pour les autres. J’appelle ma famille, je prends de leurs nouvelles. Les adultes travaillent depuis la maison, comme ils peuvent, avec des enfants surexcités à gérer. Pour une fois pas de restriction sur les jeux vidéos, même si tout le monde préférerait qu’ils dévorent leurs romans prenant la poussière, mais tout est bon pour faire passer le temps plus vite. Alors on appelle ses amis, on se raconte nos journées, souvent trop vides. On se remémore des souvenirs et on rit, préparant déjà des plans pour se revoir quand enfin ce confinement sera fini. Mais en attendant, il faut suivre les règles. Pour une fois, se soumettre sans râler, éviter de trouver les combines pour contourner les consignes, juste accepter que tout le monde traverse la même chose et que pour bien le faire il faut le faire ensemble, chacun chez soi. Et puis ce temps que nous avons sur les bras, pourquoi ne pas en faire bon usage ? Derrière ce malheur, ne peut-on pas trouver un peu de joie, d’optimisme, voir le bon côté de cette punition infligée au monde entier ? On peut faire très simple, et enfin lire cette pile de romans que l’on s’était promis de dévorer en 2019, mais qu’on a bien sûr laissé de côté. On peut aussi regarder ce film de trois heures que l’on a commencé deux soirs d’affilé, mais devant lequel on s’endormait toujours, épuisé par une journée de travail harassante. Et puis cette recette de minestrone, pourquoi ne pas enfin l’étrenner ? Ou alors se mettre au tricot, aux mots-fléchés, à la peinture, à l’écriture, au ménage de printemps, et à toutes ces taches que l’on repousse sans arrêt, débordés par la vie. Mais la vie a appuyé sur pause. L’écrivain américain Ezra Klein nous parle déjà d’une « récession sociale », qui nous touchera tous à un certain degré durant cette période d’isolement à durée indéterminée.  Il faut alors prendre le temps de s’occuper, mais aussi penser aux autres, parfois plus seuls que nous. Dans une époque où la sonnerie du téléphone est souvent synonyme de panique – pourquoi pas un message ? Que se passe-t-il ? – il va falloir se réhabituer à la fonction première de ces engins : appeler. Dès les premiers soirs de ce confinement forcé je me suis retrouvée à répondre à des appels d’amis, seuls chez eux, mais aussi de membres éloignés de ma famille, inquiets, en quête d’informations, de nouvelles, mais par-dessus tout de compagnie. Explorer Instagram et Facebook finira bien évidemment par vous lasser, et la vraie vie, le contact social, par terriblement vous manquer. Alors certainement comme vous, j’ai repris goût à passer des heures au téléphone avec des copines d’enfance, ou mon petit ami, à discuter de tout et de rien, à refaire le monde. Même plus besoin d’allumer la télévision pour faire face à des informations toujours moins rassurantes, la vie est au bout du fil. 

Salvador Dali, La jeune femme à la fenêtre, 1925

Et puis il y a ces journées ou essayer est trop difficile. Pas envie de me mettre à ce hobby, ni de faire une séance de sport, ni d’être positive. Une journée sans, ou l’on se morfond sur soi-même, mélancolique à souhait, ne prenant même plus la peine de répondre au téléphone. Tout n’est pas rose en quarantaine. Alors ces jours là, quand je regarde cette obligation de confinement, et les heures qui passent, se ressemblant inlassablement, je me prends à me rêver en héroïne de Jane Austen, assise à sa table à dessin, devant sa fenêtre, un livre ouvert devant elle et une lettre en suspend. C’est une leçon en réalité, un morceau de la vie de nos ancêtres, qui s’ils n’étaient pas confinés chez eux de force connaissaient la solitude. Au 21ème siècle ce mot semble à la fois irréel et cauchemardesque. Et pourtant, nous retournons à l’essence de tout, face à nous-mêmes, perdus devant l’absence de toute distraction.

Joan Didion dans son essai « De Tenir un Journal » parle de ses propres écrits comme d’une distraction d’elle-même, un moyen de se rassurer, parler des autres, des gens que l’on rencontre, que l’on aperçoit, pour ensuite se regarder soi-même, se rassurer, se juger, mais ne jamais s’examiner de trop près. Si vous êtes courageux vous avez peut-être commencé à rédiger le vôtre en cette étrange saison, et peut-être vous êtes vous retrouvez face à une page blanche, ou alors l’avez vous noircie en quelques minutes, relâchant tous les sentiments que vous inspirent cette prison qu’est devenu votre chez vous. Quand au début de mon isolement j’ai ouvert mon journal, que je tiens depuis maintenant des années, je n’ai rien écrit. J’ai posé mon stylo, fermé mon carnet, et je suis restée là à regarder par la fenêtre. J’avais trop lu, trop écrit, trop regardé la télé, trop fait de mots fléchés. Et puis je me suis souvenue que l’on n’était jamais vraiment seul, qu’il y aurait toujours quelqu’un au bout du fil, un ami, un voisin, un collègue, un parent, une connaissance qui pourrait nous sortir de cette solitude, et pour qui nous pourrions faire de même. Quelqu’un qui aurait en réalité peut-être encore plus besoin de ce coup de fil, de ces quelques minutes de conversation dans une journée qui nous fait sentir comme un Bill Murray désespéré dans un Jour sans Fin, version film catastrophe. Peut-être avions nous besoin de cela en réalité, si ce n’est simplement pour nous rappeler que nous ne sommes jamais vraiment seuls si nous prenons simplement le temps de penser aux autres. Penser aux autres. Je me retrouve alors à réfléchir à la suite, à la fin de tout cela, au retour à la normale, mais différemment. Car cette épreuve m’a aussi changée. Maintenant, j’apprécierais les simples trajets, marcher jusqu’à la boulangerie pour acheter une baguette, des croissants le dimanche matin, des pâtisseries pour l’anniversaire d’une amie. M’arrêter chez le fleuriste au lieu de foncer attraper le bus après une longue journée de travail, prendre le temps de choisir chaque fleur une à une. Et puis arrêter de dire non aux soirées de dernière minute, ne plus jamais refuser un diner parce qu’on est trop fatigué. Ne plus oublier d’appeler cette amie qui est partie au bout du monde, cette grand-tante qui ne pourra cacher sa joie en entendant notre voix à l’autre bout du fil. La vie se passe maintenant. Et si j’ai apprécié apprendre à aimer ma solitude, si j’ai aimé faire de cette étrange période un moment aussi joyeux que possible, je sais que quand tout cela sera terminé je ne serais plus la même. Maintenant je sais que la vie n’attend pas.