Espérances ensevelies

Premier roman de l’écrivain américain Earl Thompson – qui n’aura ensuite pas le temps d’en produire beaucoup, la faute à une rupture d’anévrisme fatale à l’âge de 47 ans –, Un Jardin de Sable, paru en 1970 et édité pour la première fois en français l’an dernier par la géniale maison Monsieur Toussaint Louverture, est une immersion dans les profondeurs poisseuses du Midwest, du sud des Etats-Unis et de l’âme humaine à l’ère de la Grande Dépression. Pour partie autobiographique, cette œuvre monumentale enfonce un peu plus à chacune de ses 832 pages le lecteur dans les turpitudes d’une époque boursouflée de misère, de violence, de sexe et d’alcool, et bien souvent de tout cela à la fois. Un contexte rendu d’autant plus malsain qu’il constitue le décor d’une enfance, celle de Jacky, parachuté sans repères dans cet univers pétri de vices et de blessures qui ne cicatrisent jamais, condamné à y grandir, forcément moins bien que mal. Et pourtant, ça et là on cueille dans ce verger crasseux les plus beaux fruits, nés de la force et de l’espoir, même si leur saveur est bien éphémère… Un roman puissant, marquant, qui mérite qu’on s’y attarde plus amplement. 

Tout comme l’auteur d’Un Jardin de Sable, Jacky (ou parfois Jack) naît en mai 1931 dans une ferme près de Wichita, Kansas. Un accident de jeunesse d’autant plus malvenu de la part de sa mère Wilma et de son Suédois de père que le pays traverse une crise économique sans précédent. Sans compter que le géniteur du bébé, déjà pas tellement au taquet pour ce qui concerne la prise en charge de sa nouvelle petite famille, a le mauvais goût de mourir prématurément au volant d’une voiture, avec accessoirement Miss Wichita 1932 pour passagère. Désormais orphelin de père, Jack se retrouve rapidement sans mère, pour ainsi dire, celle-ci préférant mener une existence plus légère et confiant donc l’enfant à ses grands-parents, les MacDeramid. Cadre initial dans lequel évolue le gamin – avec déjà sa dose de détraquements –, la ferme familiale finit par être arrachée par la banque, les MacDeramid étant alors contraints de déménager en ville d’une habitation plus sordide à une autre au fil des boulots qu’ils trouvent, tâche compliquée par les tonitruantes diatribes anti-Roosevelt dont le truculent patriarche John rabâche les oreilles à qui veut bien l’entendre, ou pas. Et bientôt, l’assistance publique et ses interminables files d’attente deviennent une nécessité. Evidemment, ils trimballent le petit Jacky avec eux, et lui perçoit le peu de confort qui s’amenuise encore, la marginalisation induite par les guenilles qu’il porte… Mais plus que tout, sa mère lui manque, elle qu’il ne voit jusqu’à un certain âge qu’au gré de ses rares visites, toujours si jolie et apprêtée, incarnant la promesse d’une vie meilleure mais aussi l’écrin de ses désirs naissants, façonnés par un complexe d’Œdipe sacrément hardcore. Et ce n’est pas le (prétendu ?) remariage de Wilma avec un certain Bill Wild – chômeur alcoolique et cogneur en série – ni la vie qu’il mènera avec eux deux qui calmera ses perverses ardeurs, bien au contraire…  

 

En suivant les soubresauts de la jeune vie de Jacky, Earl Thompson dépeint un monde où toute velléité morale est violée avant d’être pulvérisée par la masse de mots contenue dans cet immense roman, qu’on se prend comme un parpaing en pleine poire. Indigeste, ce livre ne l’est pas (bien que parfois traversé par des longueurs) : l’écriture est limpide, flirte avec une juste mesure de lyrisme qui offre de très beaux passages, le rythme est bien soutenu et le tout plus que prenant. Mais il hante le lecteur, forcément. Ces douze années initiales de l’existence mouvementée de Jack le plongent dans la brutalité d’une réalité au jour le jour, à la poursuite du moindre dollar qui permettra de payer le loyer d’un taudis et d’avaler un repas minable histoire de pouvoir recommencer le lendemain. Et parmi la galerie de personnages qui habite cette fresque de l’Amérique des oubliés, chacun gère le quotidien selon les moyens qu’il ou elle a à bord : le vieux MacDeramid, graveleux à l’occasion, râle à qui mieux mieux, droit dans ses bottes rigidifiées par des convictions inébranlables, tandis que sa femme s’engonce dans les contraintes journalières et la piété, Wilma vend son corps à des ouvriers ou des marines selon le bled dans lequel elle se trouve et Bill picole, tabasse, baise, arnaque et va en taule de façon cyclique. Sans oublier tous les individus de passage, qui composent un véritable carnaval haut en couleurs de la misère et de la violence (ivrognes, pédophiles, nain agressif, prostituées à la pelle, violeurs, nympho obèse, encapuchonnés du KKK, …). Pendant que Jack, zéro éducation en poche, se bricole un monde intérieur tortueux en fonction de ce qu’on lui a enfoncé dans le crâne et de ce qu’il a sous les yeux, captif comme tous les enfants de la vie qu’on lui impose, mais avec l’obsession incestueuse en plus ; élément dérangeant de ce roman qui n’est d’ailleurs pas à mettre entre toutes les mains. Malgré tout, on perçoit à travers cet écheveau d’infamie l’extraordinaire force de l’espoir en l’avenir, fabuleux artefact cognitif de l’instinct de survie : celui qui fait tenir Wilma debout sur ses jolies jambes, rêvassant d’une « vie normale » alors que son être crie la douleur des passes et des coups ; celui du grand-père qui se traduit par sa véhémence verbale ; celui de la grand-mère dans la rédemption de l’au-delà ; celui de Jack dans des lendemains qui chantent, bien qu’il ignore comment chanter juste… Et oui, c’est un très beau roman. 

 

Un Jardin de Sable d’Earl Thompson
Préface de Donald R. Pollock
832 pages 

Ed. Monsieur Toussaint Louverture www.monsieurtoussaintlouverture.net