Daido Moriyama: fou du flou
Tokyo 1969 (Provoke) © Daido Moriyama / Daido Moriyama Photo Foundation
Smash-ups de rue trépidants, mecs grésillants, chiens errants et clichés underground cinglants: les photographies saisissantes d’intensité de Daidō Moriyama viennent tel un coup de pied retourné – remuer nos pensées bridées sur le pays du soleil levant. Oubliez les geishas et le Mont Fuji, ce génie de l’instantané au style gonzo postmoderne dévoile un Japon intime et âpre! Flous, rugueux, striés, fragmentés, altérés, ses clichés tels les fantômes du Château de l’araignée, d’Akira Kurosawa (1957) où les prédictions de Macbeth planent sur des visuels clair-obscurs, hantent nos pensées des mois après les avoir croisés.
Close-up d’une retrospective sur l’un des plus grands photographes japonais explorant le noir et blanc jusqu’à la lie, à aller zieuter les yeux de merlan frit à Photo Elysée jusqu’au 23 février 2025.
Anti-héros poétique
Fasciné par le chaos, le charme et la violence de Tokyo, Daido Moriyama observe, scanne, scrute et capture à 120 battements par minute les détails, façades et ruelles de sa ville. Des quartiers interlopes aux vitrines miroitantes, ce grand photographe nippon au lyrisme visuel rebelle offre une lecture très intime d’un Japon moderne dont il traduit les émotions en noir et blanc et dans une palette chromatique saturée. Chez cet anti-conformiste bousculant les normes se glisse toujours une once de funeste comme dans un rituel où Éros ne quitte pas Thanatos.
Patte granuleuse
Au lieu de rechercher la clarté immaculée et le grain fin du film souvent associés à la photographie traditionnelle, Moriyama embrasse la texture et les imperfections créées par le grain. Le grain est la texture visible créée par la disposition aléatoire des cristaux d’halogénure d’argent sur un film photographique qui peut être fin ou grossier. Faisant du flou un choix artistique, le travail de Moriyama présente souvent des sujets intentionnellement brumeux. Ce flou ajoute une qualité onirique à ses images, encourageant les spectateurs à s’intéresser davantage aux émotions et à l’atmosphère d’une scène plutôt qu’à ses seuls détails. Il a développé un style audacieux, non conventionnel et finalement révolutionnaire appelé: « are, bure, boke » qu’on peut traduire par flou, gris et granuleux.
Trauma post-guerre
Hanté par l’occupation américaine du Japon post-seconde Guerre mondiale, Daido naît à Osaka en 1938. Son enfance n’est pas toute rose. Sur fond d’occupation américaine, sa vie familiale est rythmée par de nombreux mouvements. La famille déménage souvent pour le travail de son père. Ainsi, il débute jeune un apprentissage dans un studio de graphisme. Puis en 1961, il s’installe à Tokyo pour poursuivre son rêve de devenir photojournaliste, comme son sensei (maître en japonais), Shōmei Tōmatsu, le plus éminent photographe japonais d’après-guerre. Stimulant et troublant, le travail de ce maître de l’instantané fait allusion dans ses clichés à la lutte entre l’ancien et le nouveau, au tiraillement incessant entre tradition et modernisme et au déséquilibre émotionnel entre deux mondes. Tout est ultra-éclaté, super dur, très contrasté, fragmenté et obscur.
Sa remise en question profonde du but de la photographie le conduit sur une pente sombre. En 1972, Moriyama publie « Farewell Photography », un chant du cygne pour son médium de prédilection, un mashup de vieux négatifs, chutes et tirages rassemblés dans ses archives. Il réalise qu’il ne peut changer le monde comme il l’avait cru depuis toujours. Ce qu’il le plonge dans une dépression abyssale le rendant accro aux somnifères. Il lui faudra près d’une décennie avant de reprendre l’appareil photo, sauvé par deux amis rédacteurs soucieux de son bien-être et qui décident de le mandater. Les années 80 voient un changement dans l’œuvre du photographe. Tout en conservant l’intellect perspicace évident tout au long de sa carrière, Moriyama étudie à la fois la composition et la forme et son travail devient plus net, plus léger et plus grand. Ainsi, il développe un lyrisme visuel avec lequel il réfléchit sur son identité et sur l’essence de la photographie, de la mémoire et de l’histoire. Ici, il troque le flou pour la clarté, les fragments éclatés pour des vues plus grandes, mais il a toujours le même œil pour le sable, la saleté, les toilettes, les culs nus, les chiens errants…
Rétrospective productive
Tout au long de sa carrière, Moriyama a fait bien plus que prendre des photos. Il a poussé la forme jusqu’à ses limites, s’interrogeant sur ce que sont les photographies, comment elles sont vécues, leur éthique et leurs effets. Il est à l’origine de certaines des images les plus emblématiques et les plus influentes des 60 dernières années – elles sont considérées comme des expressions lyriques et symboliques de l’après-guerre au Japon. Ainsi, après Berlin, Helsinki et Londres, une rétrospective est présentée à Photo Elysée. Montée par Thyago Nogueira, cette dernière se concentre sur différents moments de la vaste et prolifique carrière du photographe aujourd’hui âgé de 86 ans – à commencer par ses premiers travaux pour des magazines japonais, son intérêt pour l’occupation américaine et son engagement dans le photo-réalisme. L’exposition passe ensuite à son travail de la période d’auto-réflexion des années 1980 et 1990, puis à ses explorations de l’essence de la photographie et de lui-même, réfléchissant sur la réalité, la mémoire et les villes à travers une documentation infatigable et la réinvention de ses propres archives.
Une promenade urbaine photographique sur le fil des errances à la Jack Kerouac d’un génie de l’instantané qui fait éclater la vitalité pure, les couleurs, les formes, le sexe, les idées, dans un ultime cabaret qui, à lui seul, vaut le voyage.