Comédie de Genève : une saison sous haute tension poétique

À la Comédie pour cette nouvelle saison 2024/25 – pas de théâtre sous cloche ni de classique en kit. L’institution genevoise fait trembler les murs et vibrer les failles. Des pixels d’Alan Turing au strip émotionnel de Vimala Pons aux transes mystiques d’Angélica Liddell, on y croise des satellites bavards, des marionnettes vengeresses et des corps en équilibre instable. Séverine Chavrier et son équipe nous balancent un programme dense comme un roman russe et viscéral comme une claque bien sentie. Ici, on fabrique du théâtre avec du muscle, du trouble et des tripes. Ainsi, cette saison, l’institution genevoise ne cherche pas à plaire, elle cherche à percuter. Elle refuse le tiède, exalte l’inconfort, déborde des lignes droites pour mieux les faire trembler. Loin des attendus, des étiquettes ou des jolis classiques bien repassés, la scène s’ouvre ici comme un champ de bataille sensoriel et poétique. Close-up.

À la Comédie de Genève, on ne programme pas, on compose. On agence les chaos, on fait dialoguer les disciplines, les accents, les corps. On invite le public à s’égarer, à désapprendre. On cultive le bizarre, le radical, l’inédit. On sème l’intime dans l’immense, on ouvre les portes aux enfants comme aux fantômes. On danse à la Saint-Valentin, on tisse du lien au marché, on réinvente l’accueil. Théâtre vivant, théâtre aimant. Du Cap-Vert aux forêts romandes, des marionnettes à Alan Turing, des émotions à vif à la danse qui bouscule, la Comédie cultive cet art du grand écart sensoriel. On y croise la voix syncopée de Stephan Eicher, les vertiges d’Angélica Liddell, les éclats d’une Vénus noire qui réécrit l’Histoire, ou encore le testament halluciné d’un notaire aux prises avec ses propres limites.

Le fil rouge ? Le déséquilibre. Celui qui fait tomber, qui remet en question, qui invite à se relever autrement. Chaque spectacle, chaque création (37 semaines de plateau dédiées, excusez du peu), est une tentative de réinvention. Corps, langues, genres, mémoires, désirs, tout se transforme sur scène.

Blixen

VUDÚ (3318) BLIXEN d’Angelica Liddell (C) DR

Avec des focus qui tabassent (cirque d’un nouveau genre, créatrices qui n’ont pas froid aux mots), des partenariats qui font vibrer (La Bâtie, Antigel, Groove’N’Move…), et un théâtre qui refuse d’être une tour d’ivoire. Ici, on décloisonne. On installe des marchés, on danse à la Saint-Valentin, on ouvre grand les bras – Relax, surtitré, tactile, accessible. Parce que l’art, c’est pour tout le monde, et surtout pour ceux à qui on ne le donne pas assez.

Et comme dit la directrice : « un théâtre qui fait de l’émotion un savoir, du trouble une puissance, et du sensible une manière de penser ensemble. » À la Comédie, c’est le cœur qui parle – et le plateau qui hurle.

Cette année, le fil rouge n’est ni rouge, ni fil. Il est faille. Déchirure. Déséquilibre. Et c’est de là que jaillit le feu. À l’heure où tant de scènes jouent la sécurité, la Comédie, elle, choisit le vertige. Et c’est précisément pour ça qu’on y revient. Parce qu’ici, le théâtre ne console pas. Il réveille.

Notre sélection à ne pas louper :

Honda Romance – Vimala Pons, ou 150 émotions à la minute
Elle ne joue pas, elle vibre. Vimala Pons, circassienne de l’intime et funambule des affects, entre en scène comme on ouvre une boîte noire. Honda Romance, c’est un voyage à travers 150 émotions à la seconde, une partition de l’intérieur, un Instagram de la psyché, une poésie neurologique dopée au casque EEG. Les données cérébrales deviennent matière scénique, les chœurs chantent nos vertiges, le satellite parle, et le corps balance entre danse et déséquilibre. Ici, la performance ne se consomme pas, elle se vit en pleine peau.

HONDA ROMANCE de Villa Pons (c) DR

Oracle – Alan Turing remixé en techno-scène cyberlatine
Alan Turing en version lettonne, dystopique, queer et totalement hors du temps ? Oui, Oracle de Łukasz Twarkowski, c’est une rave mentale de 3h30 où l’IA, les fantômes historiques et les glitchs identitaires se superposent. On navigue entre biographie éclatée, art numérique et théâtre augmenté. C’est déroutant, vertigineux, somptueusement fou. Comme si Blade Runner rencontrait Sophocle dans une boîte underground de Riga.

Vudú (3318) Blixen – Angélica Liddell invoque ses morts
Ne cherchez pas le confort dans ce rite. Angélica Liddell, prêtresse du théâtre sacrilège, arrive avec Vudú, spectacle-fleuve de cinq heures trente, ode brutale à la vengeance et au pouvoir transfigurant de la douleur. Ici, on ne joue pas à faire semblant. On saigne, on incante, on brûle. Blixen pactise avec le Diable, la performeuse avec ses propres abîmes. C’est une messe noire, un autoportrait en plaie, une cérémonie de la parole sauvage. Fascinant, dérangeant, vital.

Lacrima – Haute couture, fil d’or et sueurs tamoules
Une robe de mariée pour princesse, mille mains invisibles, et un théâtre documentaire cousu au point de croix. Dans Lacrima, Caroline Guiela Nguyen relie Paris, Mumbai et Alençon par un fil délicat qui raconte l’amour, la mondialisation, l’effacement des artisans. Sur scène, ça parle tamoul, LSF, anglais, français, et ça pleure parfois. Parce qu’on comprend qu’à travers la dentelle, c’est tout un monde d’efforts, de silences, de savoir-faire en voie d’extinction qui se joue. Ce n’est pas de la fiction : c’est de la mémoire vivante.

Le Voyage de la Vénus Noire – Kayije Kagame dans l’art de la réappropriation
Une femme noire qui visite les musées du monde à la recherche de ses doubles effacés. Kayije Kagame, portée par la mise en scène d’Alice Diop et le texte fulgurant de Robin Coste Lewis, incarne un voyage de réparation. Un manifeste poétique contre l’invisibilisation. Ici, l’art ne se regarde plus, il s’interroge. Chaque mot est un pied de nez à l’histoire de l’art blanche, chaque image un fragment de dignité retrouvée. Court, intense, magnifiquement nécessaire.

Neró – Una Puta Historia de Amor – Chute libre dans l’effondrement amoureux
Entre deux crises climatiques, un effondrement intime. Dans Neró, Anna Lemonaki et Julie Gilbert envoient grimper leurs personnages sur les parois de la passion comme sur celles d’un rocher mexicain. L’amour y est chute, envol, désespoir. Le monde brûle, les cœurs aussi. Une fresque sensible où l’intime devient politique, et où le vertige du sentiment se mêle à celui de la planète.

Et aussi…

Rébecca Balestra qui réincarne Jacqueline Maillan dans une rêverie hallucinée sur le refus de mourir sans jouer une dernière fois. Stephan Eicher qui pose guitare et synthé dans la grande salle pour une traversée musicale en mode confession. Et un Focus Créatrices qui élargit son spectre aux scènes francophones d’Europe, avec des artistes qui osent les silences qui crient, les gestes qui mordent, les mots qui guérissent.