CLIMA(R)T FICTION

Le Musée de Carouge accueille actuellement Climate Fiction, une exposition captivante imaginée par le lauréat 2024 de la Bourse pour un commissariat d’exposition du Fonds cantonal d’art contemporain (FCAC) : Jean-Rodolphe Petter, jeune curateur indépendant au talent indéniable. Mettant en scène une sélection d’œuvres des XXe et XXIe siècles, en grande majorité issues de la collection du FCAC, l’exposition invite le public à plonger dans un récit où l’art révèle comment différentes oppressions et inégalités ont nourri la crise écologique. Un propos fascinant et incisif, à découvrir jusqu’au dimanche 31 août.
Chaque année depuis 2013, la Bourse pour un commissariat d’exposition du FCAC entraîne le public genevois vers des explorations artistiques inattendues. Accordée une fois par an, elle permet à des curatrices ou curateurs indépendants, seuls ou en duo, de concevoir une exposition à partir des œuvres de la collection du FCAC. Itinérante, cette exposition se déploie toujours dans un lieu culturel du canton de Genève. Après avoir investi le Centre culturel du Manoir à Cologny en 2022, ou encore la Villa Dutoit au Petit-Saconnex l’année précédente, la Bourse 2024 prend pour la première fois ses quartiers dans un musée. C’est au sein du Musée de Carouge, niché dans une maison typique de la fin du XVIIIe siècle, que Jean-Rodolphe Petter (*1993), curateur, auteur et co-directeur du Centre d’Art La Meute (CALM) à Lausanne, a imaginé une exposition inédite explorant l’évolution des problématiques liées à l’écologie. Conçue comme un parcours en cinq étapes, Climate Fiction mêle ingénieusement les médiums : peintures, dessins, installations, sculptures, vidéos, photographies et archives. Plus qu’un simple accrochage, l’exposition se dévoile comme un récit visuel où s’entrechoquent l’humain, la nature et le sacré.
Prenant pour point de départ la question des dystopies urbaines et des répercussions environnementales relatives aux modes de vie industriels et technologiques, l’exposition s’amorce avec une photographie d’Hugues Reip montrant un pigeon coincé dans une bouche d’égout. Une image forte qui frappe d’emblée et illustre les inexorables tensions entre urbanisation et nature. Plus loin, une maquette utopique de l’architecte Daniel Grataloup. Datant de 1996 et intitulée Mémorial à la Paix, cette sculpture en fil de fer étonne par sa structure et son sommet poétique en forme de fleur. Afin de souligner la pérennité de l’institution, l’une des premières acquisitions du FCAC – Deux petits paysages de Luc Michel Schüpfer – dialogue avec l’une des plus récentes – TAFAA – PIMP MY BREATH AWAY, une installation de Chloe Delarue mêlant insectes, étain, résine, plexiglas et néon. La visite se poursuit avec les cycles naturels de destruction et de renaissance, à l’instar du recyclage ou de la mémoire archivée. On y découvre cinquante spécimens de la série Les cendres, issue des Archives du futur de Silvie et Chérif Defraoui, célèbrent l’observation du monde et la science du vivant par la collecte d’objets organiques et végétaux. Leur approche artistique et archivistique est teintée d’une pensée poétique qui questionne l’évolution de la biodiversité, sa fragilité et ses mutations inéluctables. Dans un registre plus symbolique, l’œuvre Micki & Micki (Knopf im Ohr) de Sydney Shen – prêtée par la Collection Sigg, l’une des plus importantes collections d’art chinois contemporain au monde – figure parmi les rares pièces externes au FCAC. Mettant en scène deux moules de taxidermie, elle évoque les cycles de transformation de la matière et du corps, tout en questionnant notre rapport à la mort et à la régénération.
Vient ensuite l’évocation des mythes et rituels offrant des alternatives symboliques aux récits dominants. Issue de l’univers éco-féministe cyber-futuriste de Giulia Essyad, une sculpture en verre interroge la représentation du corps féminin. Moins suggestif mais tout aussi impactant, le tableau La femme du magicien de Jacqueline Fromenteau dévoile une figure féminine mystique à l’aura envoûtante. Première œuvre réalisée par une femme à avoir intégré la collection du FCAC, cette huile sur toile séduit par sa présence intrigante et ses couleurs acides. Artiste autodidacte, Jacqueline Fromenteau cofonde à Genève, en 1968, la galerie Aurora – l’un des tout premiers espaces d’art contemporain de la ville. Une pionnière presque oubliée, qui a pourtant contribué à structurer la scène artistique en Suisse romande et qui mérite assurément d’être célébrée.
Le paysage prend ensuite le devant de la scène, entre fleuve imaginaire de céramique d’El Anatsui et photographie holographique de Mat Collishaw où l’Ophelia a préraphaélite se baigne parmi les déchets. La vision onirique est alors métamorphosée en un mirage profané où le sublime et la pollution coexistent. De part et d’autre de la pièce, deux œuvres monumentales – toutes deux extérieures à la collection du FCAC – se répondent. D’un côté, un immense tableau de Yann Stéphane Bisso et de l’autre, une installation présentant une faux à broussaille transperçant un rocher factice, prêtée par la galerie zurichoise Blue Velvet. Soulignant la difficulté de concilier agriculture et préservation de la nature, son ombre projetée ajoute une dimension presque dramatique, rappelant par instants les slasher movies des années 1990. En clôture, un tableau d’Emile Chambon appartenant au Musée de Carouge côtoie deux œuvres du FCAC et une sélection d’archives de la Ville de Carouge. Présentés pour la première fois, ces documents, photographies et maquettes des fameuses Tours de Carouge témoignent d’un grand bouleversement urbain, d’abord décrié avant de devenir iconique.
Climate Fiction offre ainsi un voyage imprévu et passionnant, où chaque œuvre, accompagnée d’un cartel détaillé, s’apprivoise peu à peu. L’exposition ouvre des portes, suscite des réflexions sans imposer de discours moralisateur. Elle ménage un espace pour contempler, rêver, s’irriter et interroger nos modes de vie, tout en rappelant les enjeux climatiques actuels et la nécessité de s’impliquer dans le changement. Car, derrière la fiction du titre se cache l’une des plus grandes réalités de notre époque : la crise climatique. Une exposition intelligente et sensible, presque mystique, où l’art officie comme un vecteur nécessaire de messages sociaux et politiques. À voir absolument.
Climate Fiction – Un récit sur la collection du Fonds cantonal d’art contemporain
Jusqu’au 31 août 2025
Musée de Carouge
Place de Sardaigne 2, 1227 Carouge
www.carouge.ch
