ART DU POUVOIR & POUVOIR DE L’ART

À l’occasion du retour d’Art en Vieille-Ville, la Galerie De Jonckheere invite le photographe genevois Christian Lutz à présenter Protokoll, une série de photographies réalisée entre 2003 et 2007. Durant ces trois années, le photographe s’est introduit dans les sphères du pouvoir politique suisse afin de capturer l’étonnant théâtre qu’est la scène politique internationale. En résultent des images puissantes aux compositions intrinsèquement solennelles et à l’esthétique picturale marquée. Une exposition singulière, mêlant photographies contemporaines et tableaux de maîtres anciens, qui questionne les enjeux du pouvoir à travers ses représentations. À découvrir dès le 20 mai. 

Tout commence à New York en 2003. Alors que le photographe Christian Lutz séjourne dans une résidence d’artistes, il rencontre Pascal Couchepin qui était alors le président de la Confédération Fédérale Suisse, lors d’un de ses déplacements officiels aux Etats-Unis. Suite à cette rencontre, le photographe entreprend de suivre le dirigeant lors de l’exercice de ses fonctions politiques. Après plus de trois années passées à photographier l’univers codifié et fermé des Ministres suisses et de leurs délégations, la série Protokoll voit le jour. Ce sera le premier chapitre d’une trilogie sur le pouvoir politique, économique et religieux, dont font parties les séries Tropical Gift et In Jesus’ Name, parues en 2010 et 2012. 

À mi-chemin entre la réalité et la fiction, le documentaire-photo et la photo d’art, les œuvres de Christian Lutz offrent à voir la réalité telle qu’elle se présente, c’est-à-dire instinctive par nature mais également formatée par les codes socio-comportementaux développés par l’homme. La réalité qui nous est montré se met naturellement en scène dans cet éternel théâtre qu’est la vie. La série Protokoll joue donc sur cette ambiguïté en présentant une réalité volontairement scénarisée. Questionnant avec une légère ironie les mises en scène induites par les formules protocolaires, cette série de photographies nous plonge dans l’univers secret des grands de ce monde où chaque rencontre, chaque déplacement, chaque seconde du planning officiel est scrupuleusement prédéfinie et scénarisée à l’avance. L’atmosphère taciturne et les attitudes souvent figées des protagonistes créent une dynamique théâtrale qui n’est pas directement instaurée par le photographe, mais par les dirigeants qui se mettent eux-mêmes en scène. 

Melnik, Bulgaria, Transfer to Sofia, Saturday 1 November 2003, 2.45 pm

Depuis des temps immémoriaux, l’homme cherche à se représenter soi-même au moyen de diverses formes d’expression artistique. Au cours de l’histoire, l’art ainsi que la diffusion des images ont joué un rôle prépondérant lors des différentes guerres de pouvoir et d’intérêts, cristallisant ainsi de nombreux enjeux politiques, économiques et religieux. Les XVIe et XVIIe siècles sont particulièrement représentatifs de cette nouvelle importance accordée aux représentations officielles puisque c’est à cette période que se développe véritablement le genre du portrait. Finies les représentations schématiques et hautement symboliques héritées de la pensée médiévale occidentale. Désormais, les monarques font appel à des peintres de cour chargés de réaliser des portraits ou des mises en scène savamment orchestrées permettant de véhiculer des images valorisantes. Dès lors, la promotion de soi passe par la représentation de sa personne, le plus souvent dans l’exercice de ses fonctions. Ces représentations sont donc soigneusement mises en scène afin de répondre à une certaine demande et de créer l’effet recherché. La représentation du pouvoir se fabrique donc à partir de la collaboration entre le représenté, c’est-à-dire le modèle, et celui qui représente, c’est-à-dire l’artiste. En fonction des intérêts recherchés par chacun, l’artiste met en lumière les aspects jugés importants afin de produire une image universellement parlante. C’est d’ailleurs pour cela que ces représentations formelles ont traversé les siècles et qu’elles influencent aujourd’hui encore notre vision de ces personnalités historiques. Les tableaux présentés issus de la Galerie De Jonckheere mettent en lumière les anciens codes de représentation du pouvoir. Nous observons alors l’importance accordée à chaque détail, du costume à la posture, en passant par le regard, le choix du décor et des couleurs, et ainsi de suite. À y regarder de plus près, nous remarquons que les codes de la représentation du pouvoir n’ont pas tant évolués que ça. Peut-être est-ce aussi ce qui rend certaines photographies de la série Protokoll si cocasses, ces hommes et ces femmes de pouvoir résolument modernes qui sont toutefois enfermés dans un univers régi par des protocoles strictes et un cérémonial bien rodé hérité d’un autre temps. 

Haakon’s Hall, Bergen, Norway, Thursday 19 May 2005, 8 pm

Outre la thématique commune autour de la représentation du pouvoir, les photographies de Christian Lutz présentent d’autres points communs avec les quelques tableaux de maîtres anciens présentés lors de cet accrochage inédit. En effet, le traitement des photos qui donne cet aspect discrètement léché tout comme les jeux chromatiques confèrent à cette série photographique une matérialité picturale. Le rapprochement est donc thématique mais aussi visuel. Afin de souligner la continuité et de pousser encore plus loin la comparaison entre les anciennes solutions mises en place par les artistes pour représenter le pouvoir et les nouvelles, les photographies présentées ont été encadrées spécialement pour l’occasion, ce qui leurs concède une certaine forme de sacralité. En décidant d’encadrer ses photographies, Christian Lutz fabrique une mise en scène supplémentaire autour de ses œuvres mettant déjà en scène des mises en scène. Une mise en abyme qui promet d’être aussi fascinante que déroutante. 

Christian Lutz

Né à Genève, Christian Lutz a étudié la photographie à l’Ecole supérieure des Arts et de l’Image Le75 à Bruxelles. Il pratique une photographie qui est de l’ordre du documentaire d’auteur. À travers son travail, il questionne les constructions socio-politiques en observant et analysant minutieuse les dynamiques qui régissent notre société. En janvier 2020, il a été nommé photographe de l’année par la Swiss Photo Academy. 

De Jonckheere invite Christian Lutz, Protokoll : les images du pouvoir
Du 20 mai au 25 juin 2021
Galerie De Jonckheere
7 rue de l’Hôtel de ville
1204 Genève 

www.dejonckheere-gallery.com