L’art de se délier

Délier de la Compagnie La Houle de Wave Bonardi
©Nathalie Mastail Hirosawa

Il est des spectacles qui vous arrivent, qui ne vous lâchent pas, qui s’insinuent en vous comme une vague douce et puissante à la fois. Délier, un seule en scène de Wave Bonardi, est une œuvre qui aborde des thèmes lourds et sensibles, notamment les abus sexuels sur mineurs (ASM). Du 5 au 8 février, à l’Étincelle, ce spectacle, entre documentaire et poésie, vient briser des silences, ouvrir des pistes de réflexion, et peut-être, qui sait, offrir un espace de guérison pour certains drames. Immersion.

Récemment, je suis allée voir « Délier », et honnêtement , je ne savais pas que mon coeur pouvait à la fois se serrer, se tordre, puis s’ouvrir en grand dans la même soirée. Wave Bonardi m’a attrapée dès les premiers mots, avec une écriture qui claque comme un slam et caresse comme une confession. Ce n’est pas un spectacle qu’on regarde, c’est un voyage que l’on vit, une plongée au coeur des cicatrices invisibles et de la résilience lumineuse. Pas question ici de décrire les actes – ce n’est pas le sujet – mais de comprendre leurs échos, ce qu’ils changent, ce qu’ils cassent, et surtout, ce qu’ils reconstruisent. Les témoignages de survivant·x·es d’abus sexuels deviennent une mosaïque de mots et d’émotions, tantôt fragiles, tantôt puissants.

Délier l’indicible, recoudre l’ombre
Je suis entrée dans la salle comme on entre dans un secret, prête à écouter ce qu’on était trop souvent. Délier , c’est une langue qui murmure là où d’autres hurlent, une langue qui choisit de parler de l’après, là où l’ombre s’étire sur des années. Pas les actes, mais leurs empreintes. Pas l’instant, mais la durée. J’ai découvert une parole qui refuse de s’éteindre, même au coeur de la nuit. Le sommeil, la mémoire, le rapport à soi – Wave Bonardi les saisit comme des éclats de verre, pour en faire une mosaïque. Une parole multiple, anonyme, qui court-circuite l’isolement des témoignages. J’ai entendu les fragments, senti les cassures, mais aussi l’écriture qui répare, qui réinvente. Une écriture nourrie du réel, mais qui le dépasse, le transforme. C’est une lutte contre l’invisible, une lumière dans l’obscurité. Et moi, spectatrice, je me suis laissée bercer par cette langue, ce mouvement organique qui répare doucement. Une voix, un corps, un mouvement : tout devient vecteur d’une histoire universelle, celle de la résilience et de la réappropriation de soi.

Métamorphoses et douceur comme scénographie
Tout commence dans la simplicité d’une chambre d’enfant, où les murs sont spectateurs et les objets acteurs silencieux. Le moustiquaire se transforme en mobile, frontière fragile entre l’intérieur et l’extérieur. Cet espace est un cocon, un lieu de réinvention, une maison de poupées où tout se transforme. Le panier à roulettes devient berceau ou porte-manteau, chaque objet se plie aux caprices du jeu. Les métamorphoses s’y opèrent, entre armure et douceur, cuir et peau. Les rôles se mêlent, entre sauveur, bourreau et victime, dans un ballet de silhouettes incertaines. C’est un véritable jeu de lumières et d’ombres. À l’heure du coucher, dans la chaleur du pyjama en soie, l’épiderme retrouve son calme, simple et réconfortant. L’instant est pur, la simplicité du vêtement devient la seule protection nécessaire, un retour à soi, sans fard, sans artifice. La douceur du tissu caresse, le corps se dépose, prêt à s’abandonner dans la tranquillité du sommeil.

Depuis quelques années, plusieurs études fouillent la mémoire collective, explorent les cicatrices invisibles des survivant·x·es d’ASM. Leurs découvertes ne laissent aucune place au doute : l’impact est d’une violence sourde, persistante, qui s’étend bien au-delà des années. Cinquante ans plus tard, ces souvenirs explosent encore en douleurs physiques, en tourments mentaux, en trajectoires de vie déformées. Les chiffres, oui, sont glaçants, mais ils sont loin de tout dire. Ils cachent l’essentiel, l’indicible : ce qui se passe quand une intégrité est violée, quand la personne devient l’ombre d’elle-même. Wave Bonardi nous rappelle que parler, c’est ouvrir une porte. C’est faire entendre une voix longtemps étouffée. Derrière chaque statistique se cache un individu, un corps qui a été fracturé, un esprit qui lutte encore pour trouver la paix. Visibiliser ces histoires, c’est reconstruire un peu de notre humanité collective, reconnaître la souffrance des uns pour guérir les autres.

Fin du spectacle. Quand les lumières se sont rallumées, je me suis surprise à rester là, un peu sonnée, un peu apaisée aussi. Délier m’a rappelé que la réparation, c’est un art. Que se réapproprier son corps, son histoire, c’est une forme de poésie en soi. Et honnêtement, j’en suis sortie avec cette conviction : il y a une force incroyable dans le fait de transformer les ombres en lumière. À tous ceux qui cherchent à comprendre, à voir, ou simplement à ressentir : allez-y. Laissez Wave Bonardi vous prendre par la main. Vous n’en sortirez pas indemne, mais vous en sortirez un peu plus humain.

 

 

 

 

Délier – Compagnie La Houle de Wave Bonardi
du 5 au 8 février 2025

L’Étincelle
Avenue de Sainte-Clotilde 18bis
1205 Genève

https://wavebonardi.ch/la-houle/